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Le complexe de Wotan
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Le complexe de Wotan constitue la première partie du livre
Tétralogos.
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PROLOGUE
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE: MYTHES ET
SYMBOLES
Introduction
L'anneau
Le Walhalla
L'Epée
Les jumeaux
L'arbre
L'oeil manquant
Le dragon
Le Feu
Le chant de l'oiseau
Les philtres
Le heaume magique, le Tarnheln
Le héros
Albérich
Le Juif
L'androgyne
L’amour
La Mère
La lance de Wotan
Quatre
DEUXIEME PARTIE: LE
COMPLEXE DE WOTAN
Le " triangle" selon R.Girard
Complexe et complexité
Le double-bind
Le complexe de castration
Complexe...complexe
L'échec du réductionnisme
Wotan
1.1.1. Le héros
1.1.2. L'antihéros
1.1.3. L'autre comme miroir
1.1.4. Le bouc émissaire
1.1.5. L'autre, l'ami le plus cher, et l'ennemi le plus redoutable
1.1.6. La fin, la fin!
1.1.7. Le guerrier et le magicien
1.1.8. L'amour
1.1.9. La passion du pouvoir
1.1.10. Pouvoir et désespoir
Au-delà de Wotan
Il y
a...quelque cinq cents à six cents millions d'années, la vie, déjà
installée depuis trois milliards d'années, « se donnait » les moyens de
voir la lumière... d'entendre, de sentir.
Puis ce fut l'émergence de la conscience, événement aussi inouï que la
naissance de la vie... Voir, entendre, sentir, mais en des sens nouveaux.
Maintenant des entités mystérieuses « habitent » certaines créatures :
L'âme, l'esprit… Il faut probablement être homme pour comprendre ou
plus exactement prendre conscience de ce cheminement.
Une quasi certitude envahit d'abord tout ce qui « pense » ; il y derrière
tout cela une mystérieuse puissance. L'idée d'un démiurge s'impose à toutes
les sociétés qui lentement se constituent. Puis les philosophies s'écartant
peu à peu des religions constituées, font du démiurge, qui devient « dieu »
- ou éclate en dieux divers - une ou des entités insaisissables dont on s'efforce,
mais pour des raisons peut-être déjà politiques, de donner des images
anthropomorphiques.
C'est encore trop au regard d'une critique de plus en plus sensible aux
invraisemblances accumulées par des religions qui rivalisent d'imagination.
Tout se passe comme si une mystérieuse volonté, toujours plus forte,
agissait depuis le début des temps pour donner à la matière les moyens de
se comprendre, de comprendre l'univers, on invente un courant tout aussi
mystérieux, que Bergson nommera « élan vital », traversant la matière et
tendant à réaliser, ce que nous, hommes, rêvons. En même temps, et au cours
d'une longue gestation, naissait, ou plutôt se constituait la science.
Conscience se matérialisant en science et philosophie. C'est en fait un
sixième sens qui émergeait et qui aujourd'hui se développe chez l'homme à
une vitesse déconcertante, au regard des vitesses typiques de l'évolution
des caractéristiques des espèces vivantes. Nul doute qu'il ne s'agisse là
d'une nouvelle aventure de la vie.
Il y a toujours eu des privilégiés de l'évolution ; voici trois milliards
d'années certaines molécules, géantes par rapport à leurs antécédentes
pré-biotiques sont dotées du don mystérieux de duplication. Elles échappent
ainsi à la dégradation inexorable des édifices moléculaires trop complexes.
Des êtres unicellulaires sont dotés d'une enveloppe, se créant ainsi un
monde intérieur... des agrégats deviennent photosensibles... etc. «
L'injustice » naît avec les balbutiements de la vie et s'installe comme
principe général de l'évolution. Si l'on en croit les théories néo
darwiniennes, Il y a les « gagnants » à la grande loterie des mutations
accidentelles, ceux qui reçoivent ainsi les meilleures facultés
adaptatives, et les autres, condamnés à la dégénérescence et à la mort.
Est-il exagéré de dire, qu'aujourd'hui les choses n'ont pas changé ? Plus
que jamais n'y a-t-il pas des privilégiés de l’évolution ? Pour ce
qui est l'essentiel de la connaissance, donc de la science, nous ne voyons
plus, nous ne sentons plus nous n'entendons plus les objets, enjeux des
discours scientifiques, seules les théories leur donnent une existence. Une
existence purement formelle qui est la seule que nous puissions
appréhender. Ce qui, peut-être, peut nous rassurer c'est que nos savants les
plus illustres, nos découvreurs, inventeurs de génies, nos visionnaires, ne
sont pas autre chose que des « mutants », des précurseurs d'un monde à
venir. N'ont-ils pas, comme sixième sens ce qu'étaient, il y a cinq cents
millions d'années les premières cellules photosensibles pour l'œil
d’aujourd’hui ? Sans nul doute, ces hommes voient mieux que
nous autres. Mais sont-ils capables de décrire ce qu'ils « voient » ? Ne
restent-ils pas incapables de dire clairement ce que sont l'espace et le
temps ; Incapables, par exemple, de décider du nombre réel de dimensions de
notre espace. Incapables de dire pourquoi nous sommes là...pourquoi il y a
quelque chose plutôt que rien...Et pourtant, pour nous autres, esprits
vulgaires, ils sont d'essence supérieure, puisqu'ils ont accès à la seule
vision du monde capable de donner un sens au mot vérité : La vision que
donne la théorie.Est-ce faire la part trop belle à la science ? Car les
chemins menant à la Vérité sont multiples. Je voudrais, comme la majorité
des hommes croire à la multiplicité des chemins...pouvoir renier cette foi
scientiste, mortelle à plus d'un titre...Mais il est des chemins que l'on
ne rebrousse pas. Aveugle qui a cru parfois apercevoir quelque lumière,
j’ai consenti trop d'efforts pour accepter de m'être totalement
trompé.
Naguère encore, la vie, sous toutes ses formes appartenait à la nature.
Puis ce fut la naissance de l'homme, l'émergence de la conscience et cette
fabuleuse volonté de savoir qui s'exerce maintenant contre la nature.
Rompue la chaîne (la corde d'or) qui unissait toutes les espèces vivantes à
la matière, faisant que, dans un vaste cycle, chacun se nourrissait d'un
autre, en deçà du bien et du mal. Rupture purement symbolique, car l'homme,
malgré ses efforts est resté un maillon de la vaste chaîne. Non seulement
ses immenses efforts ne l'ont conduit ni très loin ni très haut, mais la
ligne de rupture ne s'est pas faite entre l'univers et lui, mais au travers
de lui-même. L'homme n'a pas exactement perdu une unité qu'il n'a jamais
possédée. Il a perdu l'espoir d'une unité future. Car à n'en pas douter son
« sixième sens », en se développant fait naître, depuis quelques
millénaires une nouvelle espèce (Je ne dis pas race) Sans doute sommes-nous
à l'aube d'un nouvel embranchement scindant l'humanité actuelle,
indépendamment des races, en deux espèces, l'une ouverte à de nouvelles
visions de l'univers, l'autre constituant un maillon supplémentaire entre
l'Homme et les autres espèces déjà inférieures !
A moins que la facétieuse nature ne décide que ce chemin n'était pas le
bon. Pas de quoi se désespérer cependant ; il reste à notre système
solaire, trois à quatre milliards d'années de bon soleil... le temps de
tout recommencer à zéro.
Au
moment où se lève le rideau de la tétralogie, les « mutants », qui grâce à
leur sixième sens ont pris le meilleur sur toutes les espèces se nomment
les « dieux ». Ils ont un maître, Wotan : Celui-ci est au faîte de sa
puissance. Le prix de son ascension a été exorbitant, si bien que l'univers
porte déjà en lui les germes de sa destruction. Car c'est lui, Wotan qui a
rompu l'ancienne alliance symbolisée par la corde d'or...mais n'anticipons
pas...!
Concept
au cœur de la pensée moderne la communication justifie amplement
l'importance qu’on lui donne. Mais cet intérêt soudain pour ce qui
est à la base de la constitution de toute société révèle une extraordinaire
contradiction : Alors que les techniques de communication ne cessent de
progresser à pas de géant, l'isolement des individus devient de plus en
plus dramatique. Communiquer, ce n'est pas seulement échanger des signes.
Encore faut-il que ces signes soient porteurs de sens, et autant que
possible, d'un sens déchiffrable ! On sait depuis toujours, qu'aucun
langage n'est apte à véhiculer un sens univoque. Certes les formalismes
réalisent presque cet idéal, mais leur compréhension exige, pour les
communs des mortels des interprétations qui les éclairent subjectivement de
manières différentes.
Ce qui s'affirme aujourd'hui, c'est une forme atténuée de solipsisme.
L'homme moderne sait fort bien, même si les débats scientifiques continuent
sur ce thème, que le monde extérieur a une existence certaine ; ou, pour
reprendre l'argument de Popper, il faudrait que j'aie crée toute la
science, toute la philosophie, toute la musique...etc. L'ignare absolu peut
seul croire au solipsisme absolu, pas l'homme cultivé ! Le solipsisme qui
accable la majorité des hommes et que je qualifie « d'atténué », ne met
aucunement en cause l'existence d'une réalité extérieure à l'individu. Il
est caractérisé par l'impossibilité pour l'être, d'être autre chose pour
autrui qu'un élément d'un ensemble, « sans structure interne ». En fait, ce
qui est accablant c'est d'être « monsieur tout le monde », l'individu
moyen, normal, celui qu'on fait entrer dans les statistiques, dont les
données permettent les planifications. Mais ce qui différencie un être
humain d'une fourmi ou d'une abeille est qu'il veut être différent et perçu
comme tel. Et pour cela, il ne faut plus se contenter de recevoir des messages,
mais créer à son tour des messages en réponse, en un mot, dialoguer pour
justement exprimer cette différence.
C'est probablement la création littéraire qui est la plus facile dans son
approche. Car s'il est probablement aussi difficile de créer une grande
œuvre littéraire, qu'un tableau ou une sculpture de valeur, ou un chef
d'œuvre musical, aligner des mots et des phrases est à la portée de
tous ceux qui ont un minimum de connaissance. Autrement dit celui qui est
dépourvu de don naturel, peut cependant, par l'écriture, exprimer sa
personnalité. Certes la maladresse dans l'expression peut gâcher
l'originalité d'une création littéraire, mais celle-ci peut plus facilement
être sauvée, si le texte est suffisamment riche, ce qui n'est sûrement pas
le cas en musique ou en peinture. Le don littéraire existe également, mais
exige comme pour tous les arts, travail et acquisition de connaissances.
Car il ne suffit pas d'être doué, encore faut-il avoir quelque chose à
dire. Prendre la parole n'est pas chose facile. On écoute, malheureusement,
davantage ceux qui ont acquis une notoriété leur donnant un préjugé de
compétence, même dans un domaine qui n'est pas le leur, que des voix
autorisées mais inconnues !
Croire que l'on a quelque chose à dire, et ne pas pouvoir se faire entendre
; n'avoir pu nouer au cours de sa quête du savoir que des dialogues
imaginaires, voilà ce qui porte à s'interroger sur le solipsisme, sans pour
autant nier la réalité du monde et des autres. Déréliction de l'être dont
la pensée se referme sur elle-même parce qu'elle n'a ni le don, ni la
force, ni les moyens de s'exprimer. Vertige mallarméen de la page blanche,
impuissance de s'exprimer avec des mots ce qui compte, ce qui fait
l'essence même de l'activité de l'esprit. On peut faire de cet « état »,
une philosophie, un sujet principal de préoccupation, mais dans quel but ?
Tenir, à distance de soi son propre mal, pour le dominer ? Pour l'exprimer,
et ce faisant tenter de s'en débarrasser sur les autres ? Y a t’il un
sens, pour l'être à exprimer qu'il ne peut pas s’exprimer ? Qui peut
se satisfaire d'une telle comédie ; Aussi médiocre soit-il, l'homme ne peut
s'empêcher de croire que quelque chose en lui est digne d'intérêt pour les
autres, et tenter alors de nouer un vrai dialogue.
« Mais
de quoi se mêle-t-il celui là ? ». Cette phrase ouvre un livre de H.
Laborit. Ce reproche, adressé à tous ceux qui tentent d'exprimer leurs
idées sur des domaines en dehors de leur spécialité, où ils n'ont donc pas
de compétences reconnues est, il faut bien le reconnaître, très souvent
justifié. Mais l'erreur est alors de les mettre à pied d'égalité avec les
spécialistes, d'attendre d'eux des informations de fond sur le domaine
considéré, alors que leur travail veut seulement être le témoignage de ce
qu'ils ont retenu de l'œuvre des autres.
Cet effort relève alors d'une double volonté :
- Se sortir un peu de son domaine nécessairement étriqué, au moins pour
prendre l'air.
- Tenter de nouer les fils d'une interdisciplinarité qui devient de plus en
plus difficile à gérer, alors qu'elle s'impose de plus en plus.
Exercice périlleux pour tous ceux qui tentent l'aventure ; non seulement
ils sont la cible de critiques aisées, auxquelles il leur est souvent
difficile de répondre, mais ils se trouvent doublement condamnés :
- Par leurs pairs qui les accusent de trahison, ou de fuite devant les
difficultés, ou leurs responsabilités.
- Par ceux dont ils investissent le domaine.
Et pourtant y a t’il d'autre alternative à l'atomisation des savoirs
telle que nous la vivons aujourd’hui ? Ne faut-il pas prendre de tels
risques pour que la science et la pensée en générale, reste une aventure
humaine partagée ? Et non pas une entreprise de stockage de matériaux qui
ne servent plus à rien, car nul ne peut s'en servir pour assurer sa propre
construction, sa propre édification. Au moment où j'écris ces lignes, avec
l'intention de poursuivre et de diffuser mon travail, une terrible angoisse
m'étreint ; comment justifier l'effort entrepris ? Je vais parler de
science, sans être un scientifique, de mathématiques sans être
mathématicien, de philosophie, de musique, de psychologie, de psychanalyse,
sans être rien d'autre qu'un passionné pour le phénomène de la connaissance
!
Tous nous aspirons à être : Se créer. Mais se créer, c'est en même temps
créer, ce n'est peut-être que l'acte de créer. L'idéal serait de se
contenter d'être pour soi... de jouir seul de son édification intérieure.
Mais la conscience de soi est inséparable de la conscience de l'autre.
Notre conscience naît au sein d'une intersubjectivité originelle, et
l'isolement absolu, n'est ni justifiable, ni vivable. De tout temps les
philosophies ont postulé une connaissance des consciences et l'existence a
priori d'un espace du sens. Comment, sans poser un tel axiome, imaginer la
moindre amorce de dialogue ? Dans tous les êtres c'est la même volonté qui
mène le jeu, l'identification à l'autre se fait donc par le constat
(inconscient) qu'en l'autre agit la même volonté qu'en nous-mêmes.
Cet
essai ne porte ni sur Wagner, ni sur la Tétralogie. Je mets en cause l'un
des ressorts les plus puissants des actes humains : la volonté de dominer.
Je me propose de développer le thème qui donne la mesure des - peut-être
insurmontables - contradictions qui minent la vie en société de l’homme
: La volonté de dominer est l'indispensable moteur de l'évolution de
l'homme, mais en même temps la cause la plus certaine de sa fin. Ce n'est
pas faire preuve de pessimisme que d'affirmer la fin proche de notre
civilisation. Pas plus que de constater, qu'à court terme, nous sommes tous
condamnés à mourir ! Ce que doivent tenter de mettre en œuvre les
hommes raisonnables, s'il en reste parmi eux quelques uns susceptibles
d'exercer un pouvoir, ce sont des mécanismes capables de faire évoluer
harmonieusement notre civilisation vers sa fin, de toute façon inéluctable.
Car il est manifeste qu'en aucun domaine, l'homme ne peut se satisfaire
d'équilibre et de stabilité. La vie a besoin de perpétuel changement, de
liberté d'action, d'horizon vers lequel aller. L'homme sait que sa liberté
est limitée de toutes parts, mais il refuse les limites qui ne lui sont pas
imposées par la nature. Il y a donc contradiction profonde et probablement
insurmontable, entre pulsions primaires de vie, et contraintes nécessitées
par une vie sociale de plus en plus complexe. Je ne crois pas notre
civilisation capable de surmonter cette contradiction. Une nouvelle
puissance domine le monde sans partage : L'argent. L’utopie est de
croire qu'on peut s'opposer à la force par la raison. Le système économique
dominant a favorisé la création de colossales puissances d'argent que même
les raisons d'état ne peuvent plus ni contrôler ni maîtriser. Plus que
partout ailleurs, la raison a, ici, perdu la partie. Même si l'homme est
vraiment un animal raisonnable...! De leur côté les puissants
(n’ayons pas peur des mots, les riches, ceux qui par leur fortune
sont capables de faire trembler les états, et auxquels les politiciens se
prostituent), cultivent une autre forme d'utopie.
Naguère encore les religions étaient encore assez puissantes pour imposer
une foi religieuse, qui, ô ! Miracle, servait les intérêts des puissants
(mais après tout n'ont-ils pas toujours été des dieux vivants ?). Mais Dieu
est mort- en tout cas celui des riches- à l'aube de ce siècle. La morale
agonise- en tout cas celle qui servait les puissants- et il ne reste plus
qu'un mythe, qui malgré les efforts conjugués, des religions moribondes,
des états à l'agonie, n'agit plus comme au bon vieux temps. L'utopie des
riches est de croire au retour possible de cette morale. Car, comme je l'ai
souligné dans la note précédente, ces pressions internes, même si elles ne
sont pas tout à fait éteintes, n'ont pratiquement plus d'efficacité.
Certes, il semble que le bien et le mal existent encore vaguement ; mais
dans un monde où, intégrismes, nationalismes, mènent leurs ultimes combats,
multipliant les souffrances et les victimes, la seule morale que puissent
aujourd'hui défendre des hommes « raisonnables » tient en cette simple
formule : Le bien est indéfinissable. Est mal, tout ce qui, directement ou
indirectement, est cause de douleurs et de souffrances. L'intention n'est
rien ; seules comptent les conséquences des actes. Le drame c'est qu'en
voulant faire le bien, nombreux sont ceux qui font le mal, alors que la
volonté de faire le mal n'engendre que le mal !
Mais pourquoi vouloir faire le mal ? Nous nous proposons de tenter de
comprendre l'instinct de domination donc la volonté de puissance. Ne
tient-on pas là une source absolue du mal ? Car rien n'engendre plus de
souffrances que cette lutte continue que se livrent les hommes pour dominer
leurs semblables, donc pour se saisir du pouvoir. Simple constat qui ne
peut même pas être une condamnation, puisqu'il est fort probable, comme je
l'ai déjà fait remarquer plus haut, que cette volonté de domination a sans
doute été le moteur de l'évolution. Une espèce ne peut se développer et
s'imposer qu'en permettant aux plus forts d'exercer leur domination, y
compris sur leurs semblables, par la contrainte et la violence si
nécessaire. Ceux qui ont cru, ou qui croit encore que l'espèce humaine,
grâce à la pensée, pouvait échapper à cette fatalité se sont probablement
trompés.
L'histoire aime les « grands » hommes. Je veux dire l’histoire
officielle honore les hommes qui ont marqué leur temps. Parmi les grands
hommes on trouve : Louis XIV, Napoléon, Hitler, Staline...en fait une belle
brochette de prédateurs ! N'en déplaise à ceux dont la belle conscience
s'insurge du rapprochement, ils sont bien égaux quand à la nature des
souffrances engendrées par leurs actes ! Ce qui a manqué aux deux premiers,
ce sont les moyens, mais les sentiments qui les ont animés étaient bien les
mêmes : L'amour exclusif d'un idéal qui étaient leur patrie, curieusement
confondu avec la passion pour leur personne. Notre époque n'a rien, dans ce
domaine à envier au passé : Bien au contraire, les tortionnaires de jadis
font même figure de pâles amateurs à côté de ceux qui sévissent
aujourd'hui, dans notre monde « civilisé ». Ah ! nous les condamnons nos
tortionnaires modernes, mais prudemment lorsque des hommes des peuples n'en
pouvant plus de misère, acceptent de se sacrifier en grand nombre, parce
qu'ils n'ont plus rien à perdre, en sont venus à bout. Nous les condamnons,
mais avec une conviction qui fait plaisir à voir. Car la crainte, que
dis-je, la terreur de ceux que l'acharnement, le manque quasi total de
scrupules, les conjonctures favorables ont élevé au rang de « grands », de
responsables planétaires, c'est de voir, à travers la condamnation des
excès de certains pouvoir, leur propre pouvoir mis en cause. Lorsque le
tyran est abattu, tout va bien, l'homme peut être mis au ban de l'humanité
puisqu'il n'incarne plus aucun pouvoir, mais tant qu'il reste en place,
c'est la fonction qu'il faut à tout prix respecter. Il semble bien que la
mise en cause de n'importe quel pouvoir fut-il le plus corrompu, le plus
générateur d'injustices, soit dangereuse pour n'importe quel pouvoir. Et un
pouvoir ne peut prendre le risque d'être mis en cause. Dans ce choix
douteux, il est soutenu même par tous ceux qui ne possèdent qu'un petit
quelque chose et qui, avant toute chose craignent le désordre.
Et les arguments invoqués pour défendre cette thèse apparemment révoltante
sont pour la plupart parfaitement justifier. Il suffit d'accepter la
lecture « officielle » de l'histoire. Il est vrai que la chute brutale d'un
pouvoir en place cause toujours plus de souffrances que son maintien. Mais
il en est de même de toute mutation ; et la misère engendrée par les mutations
économiques n'est pas moins profonde.
Quels sont ces arguments, jamais clairement énoncés dans la mesure où leur
valeur est plus que douteuse :
- Une injustice atteint individu, de toute façon un nombre d'individus
toujours limité, mais une mise en cause d'un pouvoir, même source
d’injustice peut ébranler la société tout entière, donc engendrer des
milliers d'injustices ( frappant les innocentes victimes des troubles
sociaux) ou pire mettre en péril les fondements de la société.
- Critiquer un pouvoir, même coupable d'injustices, de corruption, c'est
affaiblir le concept de pouvoir, donc...etc.
- Mieux vaut un ordre mauvais, que le désordre.
- Le système qu'on vous impose n'est certes pas parfait, mais c'est le
meilleur possible.
On pourrait poursuivre longtemps. Une idée domine toujours : Le pouvoir
doit être protégé, défendu, voire vénéré quel que soit les excès dont il se
rend coupable, car il est nécessaire à la bonne marche, à la survie même de
la société et de l'humanité. Fatalité ou habilité retorse commune à tous
ceux qui ont conquis un pouvoir, mais les faits leur donnent raison : Si
tout pouvoir- tout exercice du pouvoir- est condamnable car s'exerçant
toujours contre une majorité pour une minorité, il est également
nécessaire. Malheureusement l'exercice du pouvoir est plus qu'un mal
nécessaire, c'est une tragédie- accablant l'espèce humaine depuis le début
de la civilisation, qui cependant ne peut se perpétuer sans lui. Pire, il
est probable que toute société humaine disparaîtrait, s'il devenait
impossible à un pouvoir de s'exercer. Faut-il alors renoncer à tout espoir
de voir naître un monde de sagesse, où la nécessité du maintien de
structures hiérarchiques n'entraîne pas la partition de toute société en
maîtres et esclaves ? Le refuge dans l'espace sans classe de la culture
est-il seulement encore possible ? C'est loin d'être évident, car la
culture elle-même s'est laissé dominer par la loi du profit, et ne présente
plus aux défavorisés qu'une image dégradée. Ce qui tient lieu, aujourd'hui
de culture, c'est une connaissance superficielle : « savoir que ça existe
», ce qu'il faut, par exemple, pour pouvoir participer à un jeu télévisé.
Or, les œuvres du génie humain ne demandent pas à être connues par
leur nom, mais à être pénétrées, ce qui n'est pas la même chose ! Et cette
pénétration n'est possible qu'après un long apprentissage où il faut peu à
peu apprendre à être son propre maître. Pour quelle fraction de l'humanité
ce cheminement est-il possible ? Est-il seulement possible encore pour quelques
uns ? Question essentielle puisqu'une réponse négative signifierait que le
phénomène artistique a perdu sa raison d'être, son âme, qu'il est devenu
une technique qui ne va pas plus loin que la construction d'objets courants
à qui on donne des valeurs exorbitantes pour de simples raisons
commerciales.
La simple possibilité qu'il en soit bien ainsi ne laisse guère
d'alternative à ceux qui ne veulent pas renoncer à leurs dernières
illusions: fuir, se replier sur soi, choisir, en connaissance de cause, une
forme seconde de solipsisme, celle qui ne nie pas l'existence du monde
extérieur, mais ne lui accorde plus qu'une importance négligeable ; A qui
la faute, dans la plupart des cas, ce n'est pas l'individu qui commence à
rejeter le monde, c'est la société qui n'a plus la possibilité de faire une
place à l'individu. L'homme raisonnable renonce alors au conflit, et ne
fait qu'accepter la sanction. Qu'il soit coupable ou non ne le concerne
plus, il se retire dans un autre monde où le droit de poursuite ne se pose
même pas. Est-ce une folie ? La question n'a même plus de sens. Et en
admettant même qu'elle se pose, qui peut savoir ? L'homme se crée alors un
monde propre, un monde imaginaire. Certains seront capables d'imposer comme
réel leur monde intérieur, ils seront classés parmi les génies ; les autres
seront taxés de folie, leur monde propre n'intéressant personne, ils sont
rejetés de la communauté des hommes, ou plus exactement, on les abandonne à
leur solitude s'il garde jusqu'au bout la force de mourir en silence.
Existe t’il des critères permettant à coup sûr de différencier génie
et folie ? Dire l'Un est créateur, l'Autre n'a que des velléités de
création est un peu court, car la possibilité de créer n'est pas offerte à
tous, le hasard est ici encore maître du jeu ! Que serait-il arrivé si
Mozart était né loin de tout milieu musical ? Certains invoquent le destin
qui veille au sort des grands hommes, et permet l'éclosion de leur génie en
créant autour d'eux des conditions favorables. C'est beau, et on voudrait y
croire. Mais justement c'est trop beau ! C'est une façon un peu trop
commode de dédouaner la société : ceux qui méritent de réussir ne peuvent
manquer de réussir, une merveilleuse providence veille qui ne tient compte,
pour accorder la réussite aux individus, que de leur valeur personnelle.
L'idée est belle, trop belle, mais malheureusement n'est pas raisonnable.
C'est l'une des formes que prend le mythe du destin, et qui est l'un des
plus fort et des plus tenace que connaisse la conscience humaine. Est-il
exagéré de dire que personne n'y échappe ?
Si l'on veut nouer un dialogue interdisciplinaire, il faut impérativement
rejeter une telle idée, aussi séduisante soit-elle, car elle entraîne
l'acceptation de croyances incompatibles avec toutes positions
scientifiques, terrain où nous entendons nous tenir: téléologie, élan
vital, existence de Dieu.
Le grand problème de la pensée humaine, celui qui nous intéresse ici, est
de chercher à quelles conditions peut s'ouvrir un dialogue entre personnes
qui ont édifié leur savoir sur des bases contradictoires entre elles. Par
exemple, comment sur des problèmes de fond, où se pose la question de
l'existence de Dieu, une base de discussion peut être trouvée. Le point
crucial est celui des vérités révélées, puisque nous quittons le sol ferme
de la science pour plonger au cœur de la métaphysique. Demander à un
croyant de douter de sa foi n'est guère plus logique que de demander à un
scientifique de douter- dans l'hypothèse du solipsisme- de la réalité du
monde. Deux niveaux sont à considérer :
- Celui des relations interindividuelles où le dialogue, non seulement est
théoriquement possible, mais dont l'existence est attestée : des hommes de
convictions différentes peuvent sans violence verbale communiquer par la
pensée. Il suffit, reconnaissant en l'autre une même force de conviction
que la sienne propre d'admettre que des visions contradictoires (ou des
lectures) de l'univers sont non seulement possibles, mais effectives. Se
demander par exemple comment Dieu pourrait être et ne pas être n'est plus
une question pertinente ;
celle-ci doit être remplacée par une interrogation du type : comment des
hommes, partageant sur le monde des vues contradictoires peuvent se
respecter mutuellement, reconnaître l'existence de la pensée de l'autre
comme authentique...en un mot, comment participer au même mouvement de
pensée.
- Celui des relations entre écoles de pensée, dont la sensibilité aux
interactions sociales, rend inévitables les affrontements idéologiques
lorsqu'il s'agit d'interpréter, idées et événements. Poser les problèmes
sur le plan théorique n'avance jamais à rien et cela pour plusieurs raisons
:
- Le nœud de la discorde peut se situer au niveau théorique. Si chacun
pense détenir la vérité absolue, il ne reste plus qu'à s'entre tuer de
manière que l'un seulement des courants de pensée reste debout. C'est la
méthode la plus simple, donc la plus généralement appliquée.
- Les désaccords relèvent le plus souvent d'une ignorance réciproque des
raisons des engagements idéologiques que personne ne cherche à vraiment
connaître. C'est ce qu'on appelle alors le dialogue de sourds.
Le
premier tome de ce travail qui devrait en comporter quatre, repose, comme
on l'aura déjà compris, sur la Tétralogie de Richard Wagner, en fait sur le
personnage principal Wotan, le maître des dieux, mais qui, comme le
remarque Wagner lui-même, nous ressemble à s'y méprendre. La Tétralogie,
L'anneau du Nibelung ou plus sommairement le Ring, est avant tout un chef
d'œuvre de la musique, mais son contenu philosophique compte
probablement autant dans la fascination que l'œuvre exerce depuis sa
création. En somme l'œuvre elle-même n'est qu'un prétexte, un point de
départ à la critique du concept de pouvoir. C'est dire que seul sera pris
en considération l'aspect philosophique de l'œuvre. Je ne suis pas
musicien ; mes rapports à la musique sont donc ambigus. Une passion quelque
peu désespérée, comme un amoureux qui sait qu'il n'approchera jamais celle
qu'il aime. Une note, un accord écrit ne résonne pas en moi. Seul compte
pour moi le son lui-même, lui seul est capable de m'émouvoir. Le travail du
musicien est pour moi un mystère fascinant ; Un homme connaît, disons, -
puisqu'il est question de Wagner - il y a cent ans, des émotions
bouleversantes, cet homme a le génie de transposer ses émotions en
musique...il aligne sur une feuille de papier des signes, qui
miraculeusement lui permettent de codifier cette musique, de codifier cette
émotion ; Ces signes sont décodés par des interprètes, recodés, puis
décodés à nouveau...le son jaillit alors comme l'a voulu le compositeur, et
comme l'a voulu le compositeur, provoque les émotions que lui a ressenties!
Et ces émotions prennent leur place parmi les moments les plus forts de notre
vie. Le solipsisme, par ce miracle est-il définitivement vaincu ? Cette
chaîne qui unit les êtres par-delà le temps, par-delà l'espace est-elle
indestructible ? On la voudrait indépendante des conditions purement
matérielles et techniques qui lui donne une existence (activité des sens,
physique des vibrations, électromagnétisme, et l'immense domaine des
techniques de codages et de décodages des messages), mais est-ce
raisonnable ? Et cette chaîne n'est-elle pas aussi fragile et périssable
que notre être propre ?
Ce travail, donc reste muet quasiment sur la musique elle-même, bien que
tout ait commencé par la musique. Car j'ai longtemps écouté la musique sans
m'inquiéter outre mesure du texte lui-même... Et ce n'est que peu à peu que
j'ai commencé à m'intéresser à l'œuvre dans sa totalité et en détail,
dé- couvrant alors une richesse qui m'avait complètement échappé.
L'œuvre a soulevé des débats passionnés, opposant d'une façon le plus
souvent absurde, thuriféraires béats et contempteurs de mauvaise foi, la
plupart du temps pour des raisons purement politiques. Il faut dire que
l'œuvre n'a pas été offerte au public dans les meilleures conditions,
politiques, mais aussi matérielles. Puis plus tard, l'annexion de
l'œuvre wagnérienne par les nazis n'a guère arrangé la situation !
D'autant plus, qu'à l'instar de ses contemporains, Wagner n'avait jamais
cherché à dissimuler ses sentiments plutôt antisémites. Beaucoup ont vu
dans les personnages de Mime et d'Albérich des caricatures de juifs, ce
qu'il conviendrait peut-être d'oublier maintenant.
On
reproche parfois à Wagner d'avoir écrit une musique géniale sur des textes
peu cohérents, parfois décousus. On peut en dire autant de toutes les
œuvres théâtrales où il faut accepter une fois pour toutes le
caractère artificiel des situations, qui, mal traitées peuvent facilement
sombrer dans le ridicule. Mais ces débats sont plus que secondaires dans la
mesure où c'est la musique qui donne à l'œuvre son unité et sa
cohérence. D'autre part la nature même des personnages et des événements
restent aussi au second plan, seul comptant le contenu symbolique. Wotan,
par exemple est le maître des dieux, mais il est homme avant tout, avec les
mêmes faiblesses, les mêmes élans. Il inspire, à lui tout seul, à peu près
tous les sentiments qu'on peut ressentir pour un être : mépris, compassion,
haine et tendresse...Wotan est une sorte d'archétype de tous les hommes à
la fois ; et c'est pour cette raison qu'on peut espérer y découvrir quelque
chose touchant à l'essence même de l'homme. En tout cas c'est bien cela que
nous allons tenter de mettre en œuvre dans ce travail.
Comme toutes celles qui l'ont précédée, notre époque est dominée, sur le
plan philosophique et scientifique, par le problème de la réalité. L'idée
que le monde qui nous entoure et que nous appelons réalité n'est en fait
que la représentation que nous donnent nos sens d'un en soi inconnaissable,
est probablement aussi vieille que les balbutiements de la pensée humaine.
On en trouve, peut-être déjà la trace dans la pensée suméro-akkadienne : «
Personne ne connaît le chemin des dieux », « Leur nom est
incompréhensible». L'histoire des liens entre réalité phénoménale (la façon
dont le monde nous apparaît) et réalité en soi se confond avec l'histoire
de la philosophie. L'un des philosophes ayant pris sur le sujet une
position radicale est Berkeley. Celui-ci nie tout simplement l'existence
des objets en dehors de la conscience. Voici quelques passages parfaitement
clairs illustrant cette position: « Car, quant à ce qu'on dit de
l'existence absolue de choses non pensantes, sans aucune relation avec le
fait qu'elles sont perçues, cela est parfaitement inintelligible. Leur esse
est percipi, et il n'est pas possible qu'elles aient quelque existence en
dehors des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent.» (Opus cité page
65). « Il s'ensuit de ce qui a été dit qu'il n'y a pas d'autre substance
que l'intelligence, ou ce qui perçoit.» (Page 67). « D'où il ressort
clairement que la notion même de ce qu'on appelle “matière” ou
substance corporelle implique contradiction » (opus cité page 69). « La
dureté, la mollesse, la couleur, la saveur, la chaleur, la figure, et
d'autres qualités semblables qui combinées ensemble, constituent les
diverses formes de vivres et de vêtements existent seulement, on l'a montré
dans l'esprit qui les perçoit.» (Page 86).
Si l'on s'en tient à ce seul aspect de la pensée de Berkeley, le monde
n'existait pas avant la naissance de la conscience (au moins d'une
conscience). En fait, c'est l'existence de Dieu, qui « sauve », pour le
philosophe le monde phénoménal : Le monde ne cesse jamais d'exister, à
exister de tout temps parce que la conscience de Dieu est omniprésente.
Ainsi Berkeley réfute le scepticisme- qui signifie chez lui solipsisme - en
niant l'existence « en soi » des choses, c'est-à-dire toute réalité
indépendante. Dieu est le maître absolu du jeu, il est le monde dans la
mesure où c'est lui qui crée en nous les objets. « Tout ce scepticisme
résulte de ce que nous supposons qu'il y a une différence entre les choses
et les idées et que les premières subsistent hors de l'esprit ou sans être
perçues ». Il y a là, non seulement une critique du sens commun, mais de la
science classique qui ne marque aucune différence entre l'objet réel et
l'objet comme ensemble de phénomènes perçus par nos sens.
Kant, tout en acceptant l'idée que nous ne pouvons connaître l'objet en
soi, revient à une position qui finalement est celle de la science
d'aujourd'hui ; Kant distingue les objets en phénomènes et en noumènes. Le
noumène est la chose en soi dont l'existence est postulée par
l'entendement, comme cause des phénomènes, les phénomènes qui sont la chose
telle qu'elle nous apparaît, et qui nous est connue que de cette façon : «
Toutes nos représentations sont, dans le fait, rapportées à quelque objet
de l'entendement, et comme les phénomènes ne sont que des représentations,
l'entendement les rapporte à quelque chose pris comme objet de l'intuition
sensible ; mais ce quelque chose n'est sous ce rapport (en qualité d'objet d'une
intuition en général) que l'objet transcendantal. Par cet objet il faut
entendre quelque chose = x dont nous ne savons rien du tout et dont même,
en général (d’après la constitution actuelle de notre entendement)
nous ne pouvons rien savoir...»
Pour ces deux philosophes l'existence de Dieu ne fait aucun doute. Il y a
cependant une différence profonde entre leur façon respective de considérer
les rapports entre Dieu et l'homme. Berkeley fait de l'homme une
marionnette dont dieu tire les ficelles, puisqu'il crée en lui de toutes
pièces les objets et les idées qu'il « plaque » dans la conscience de
chaque individu ; Kant en postulant un travail de l'entendement pour
construire l'objet phénoménal, ménage à l'homme un espace de liberté
créative.
Il
suffit de se laisser pénétrer par la musique pour que le monde extérieur
n'existe plus. Une intense présence balaye alors toute autre forme de vie
intérieure.
Mais quel objet manifeste ainsi sa présence ?A suivre Berkeley, il n'y
aurait rien derrière l'assemblage de sons, de timbres, qu'un dieu
manipulant gratuitement nos sens, créant chez certains émotions et
ravissement, et chez d'autres agacement et ennui ! Au moins Kant
laisse-t-il ouvertes les portes du rêve. Celui qui aime profondément la
musique peut-il douter qu'au-delà les sons, qu'au-delà des notes portées
sur la partition, existe un objet transcendant que nul langage, nul mot ne
pourra jamais décrire ? Mais il s'agit bien là de purs objets de
conscience, car les sons en eux-mêmes ne font pas plus la musique que les
phonèmes émis par les cordes vocales et les cavités buccales ne font un
langage cohérent. Il faut une conscience pour que renaisse l'objet crée par
le compositeur. Une conscience libre qui a dû à travers son expérience
personnelle, créer en elle les conditions spécifiques à la renaissance de
l'objet, sans volonté , peut-être, appliquée à ce but particulier, mais
dans un mouvement global de recherche d'un sens à donner à cette
efflorescence de la matière qu'on nomme « pensée ». Un objet insaisissable
« dont nous ne savons rien du tout » et qui est cependant capable de
remplir totalement l'univers de notre conscience, et à ce titre a une
réalité qui l'emporte sur celle de n'importe quel autre objet. Une
existence insaisissable ; et pourtant ce sont ces objets là qui comptent le
plus pour notre vie affective. Nous croyons posséder des objets matériels,
des êtres de chair, mais tout cela n'est qu'illusion, ce ne sont pas eux
que nous possédons, qui occupent notre univers, mais l'idée que nous en
avons. Je ne possède pas, disons, dix versions de la Walkyrie, mais une
Walkyrie, que j'entends, même sans l'écouter, à laquelle je pense comme à
un objet d'une brûlante réalité, mais dont il n'existe que des signes qui
la désigne, et qui ceux-là sont multiples, mais dont les rapports à
l'œuvre elle-même sont aussi lâches que les rapports de nos neurones
avec nos pensées.
Les
philosophies orientales ont exercé (et particulièrement aujourd'hui) une
réelle fascination sur de nombreux penseurs occidentaux. La nature même de
« l'objet de la musique » que nous avons évoqué plus haut et de l'art en
général permet de comprendre cette étrange attirance.
« Ainsi quand le Brahman est défini par le Taittiriya-upanisad comme «
être, conscience, infinité », cela signifie que l'absolu a pour attribut ce
qu'expriment les trois prédicats.». La définition a quelque chose
d'impénétrable, et qui pourtant suggère que l'homme lui-même, ici et
maintenant, avec sa conscience d'être, et le sentiment profond d'occuper,
par la pensée l'univers entier, plonge au cœur de la transcendance.
C'est bien cette expérience que nous vivons avec la musique. Est-ce un
autre monde qui s’ouvre ? Ou dans la mesure où nous cherchons un
refuge à l'intérieur d'un monde dont nous ne supportons plus l'hostilité, «
scotomisation » des éléments de réalité trop durs à assumer ? Dans les deux
cas nous cherchons à ne plus vivre que la présence de l'œuvre d'art.
C'est peut-être à ce niveau que se manifeste la plus profonde différence
entre philosophies occidentale et orientale, nous, occidentaux cherchons à
remplir d'Être l'absolu, alors que les orientaux, même si l'on trouve
l'être dans les prédicats de l'absolu, cherche à l'anéantir. Le divorce se
situe encore à propos du concept de connaissance. Pour les orientaux- c'est
tout au moins ce qui semble ressortir de leur philosophie- la connaissance
n'est jamais assimilée à une accumulation de savoir ; bien au contraire, il
semble que le cheminement nécessaire pour atteindre à la plus haute
connaissance soit celui de l'oubli de l'inessentiel, la nécessité de faire
le vide pour facilité l'accueille à la Vraie connaissance. Rien n'est plus
éloigné des préoccupations occidentales où la notion de culture est au
centre de la vie sociale.
La notion de Karma appartient à l'hindouisme qui manifeste ainsi une
opposition complète, difficilement compatible ou complémentaire avec les
philosophies occidentales. Cette opposition de principe est complète, la
connaissance recherchée dans l'expérience mystique étant purement
individuelle, alors qu'il n'y a de connaissances scientifiques et
philosophiques que partagées, c'est-à-dire élaborées au sein d'un espace
intersubjectif.
Faut-il voir dans cette opposition philosophique, la conséquence de celle
qui existe entre les deux dimensions de la conscience, le pour-soi et le
pour-autrui ? L'orient privilégiant la première, l'occident la seconde. Le
débat ne présente guère d'intérêt pour nous dans la mesure où nous pensons
que ces deux faces de la conscience sont indissociables, et probablement nées
d'un même mouvement ; On peut évidemment se livrer à de minutieuses
analyses, et les philosophes ne se sont pas privé des plus copieux
développements, pour tous, nous laisser au même point, seul, avec toute la
philosophie de l'être à reconstruire pour soi ! Partant du principe qu'il
n'existe pas de différence fondamentale entre deux cerveaux humains, nous
posons que nous sommes capables de comprendre le pour-soi de l'autre dans
ses dimensions cachées. Ainsi l'indicible connaissance atteinte en toute expérience
mystique, par l'autre nous est accessible sans passer par le travail de la
raison. Nous retrouvons là une connaissance qui n'est, ni perceptive, ni
inférencielle, ni exprimable, qui pourrait donc être la sruti des
philosophies brahmaniques. Si l'on range les dimensions internes du
pour-soi (comme la pure émotion musicale) dans les entités métaphysiques,
et je ne vois pas très bien ce qu'on pourrait faire d'autre, cela souligne
l'aspect complémentaire de la physique et de la métaphysique. On ne peut pas
par exemple éprouver, en même temps, émotion musicale pure et intérêt pour
la théorie physique des sons.
Je me
permettrai une dernière digression qui touche au rapport entre le créateur
et celui qui reçoit l’œuvre :
Dans quelle mesure, ou quelle proportion, peut-on modifier une œuvre
sans qu'elle soit totalement défigurée, c'est-à-dire qu'elle perde son
originalité, toute sa valeur expressive?. Je ne suis certainement pas le
seul à être hanté par cette question. Ne considérant que le cas de la musique,
la réponse me paraît claire si on la pose à un spécialiste, celui qui
connaît l'œuvre dans ses moindres détails(l'interprète par exemple):
aucune. Ecartons ce cas extrême - qui touche plus à la technique qu'à
l'essence de l'œuvre- pour ne considérer que celui de l'auditeur qui
reçoit l'œuvre globalement. Deux facteurs importants, au moins, sont à
prendre en compte :
- Notre oreille, même si ce n'est celle d'un professionnel de la musique,
s'habitue à un équilibre global de l'œuvre qui peut se modifier en cas
d'écart notable par rapport à la partition, et créer un malaise nuisant à
la qualité de l'émotion.
- Techniquement, il est impératif de s'opposer à toute modification
volontaire, aussi minime soit-elle, car la succession de laisser aller
aurait sur les œuvres les mêmes effets que le vieillissement
biologique, d'écart imperceptible en écart imperceptible, elles
deviendraient ce qu'est un vieillard pour un adolescent qu'il a été, le
même être, mais méconnaissable.
Il me semble que l'on confond souvent, la nécessité de respecter
scrupuleusement une partition pour les raisons évoquées ci-dessus, et le
caractère contingent de l'écriture elle-même. L. Bernstein a réalisé un
enregistrement des esquisses non retenues par Beethoven, des dernières
mesures de la 5ième. Nous avons alors le sentiment profond que le
compositeur a été conduit par son infaillible génie, au bon choix. Mais
comme le laisse entendre le célèbre chef lui-même, sommes-nous vraiment en
mesure de juger ? Et doit-on en rajouter sur le génie de Beethoven qui
aurait finalement choisi le seul final possible ? Une autre version nous
paraîtrait peut-être aujourd'hui aussi nécessaire que celle que nous
connaissons. Ce qu'il faut reconnaître, c'est que nous ne souffrons la
moindre altération pour les choses que nous vénérons. Ce n'est pas parce
qu'ils sont parfaits qu'ils déchaînent nos passions, mais parce qu'ils
déchaînent nos passions que nous les jugeons parfaits. Il existe peut-être
des canons absolus et éternels de la beauté et de la perfection, mais ils
ont généralement été définis après la création des œuvres modèles. Il
n'empêche qu'aucune œuvre nouvelle ne se crée comme conséquence d'un
ensemble de règles esthétiques ou morales, mais justement en enfreignant
les règles établies, créant donc, si l'œuvre fait naître des passions,
de nouvelles normes esthétiques.
La
musique occupe une place spéciale dans les arts, car elle exige pour vivre,
un médium, l'interprète dont la présence est presque aussi importante que
la partition elle-même. La partition ne définit que partiellement la
volonté esthétique du compositeur ; C'est finalement l'interprète qui a le
dernier mot, en choisissant parmi toutes les images (ou version) de
l'œuvre. Ce n'est le cas, ni de la peinture, ni de la sculpture, de la
danse, de la littérature en général où le contact avec l'œuvre est
direct. Le vrai musicien est celui qui recrée l'œuvre lui-même, les
autres, simples spectateurs extérieurs n'ont pratiquement pas le droit de
parler de la musique. C'est en grande partie pour cette raison qu'il sera
peu question de musique dans ce travail, même si c'est elle, et uniquement
elle qui l'a motivé.
INTRODUCTION
|

|
«
Wotan nous ressemble à s'y méprendre». C'est Wagner lui-même qui parle ;
Wotan a beau être le maître des dieux, il est homme, parmi les hommes. Non
pas archétype de l'être humain en général, mais présentant quelques-uns
unes de ses composantes fondamentales. Au moment où, dans la Tétralogie,
nous faisons pour la première fois connaissance avec Wotan, il est au
sommet de sa puissance. Et pourtant, il n'a, semble-t-il réalisé aucun de
ses désirs les plus profonds. L'or d'Albérich va être pour lui
l’occasion (désastreuse) d'une nouvelle fuite en avant. Commence
alors son inexorable chute ; Et c'est là qu'il commence à nous intéresser,
là que se dévoile ce que j'ai nommé « le complexe de Wotan ».
Une première question, essentielle, se pose immédiatement : qui dévoile qui
? Est-ce Wagner, qui au travers de mythes recomposés nous révèle,
consciemment et inconsciemment un Wagner profond ? Le compositeur se
fait-il philosophe en s'attachant à peindre quelques aspects de la nature
humaine ? Ne fait-il que nous livrer des éléments à réinterpréter suivant
le milieu ou/et l’époque ? Vais-je me livrer à la construction d'un
nouveau personnage, extrapolant indûment le contenu d'un texte dont je n'ai
pris connaissance qu'à travers diverses traductions ?
Mon hypothèse de travail (une sorte d'axiome) sera que la connaissance de
l'œuvre (il s'agit évidemment de la Tétralogie), sa pratique continue,
ce qu'elle révèle peu à peu explicitement au travers du texte, implicitement
dans la musique ; l'étude parallèle des mythes, l'étude de l'évolution de
la pensée et de son expression rationnelle, la science, permet d'atteindre
un sens profond, qui n'est certes pas l'expression de la Vérité sur
l'homme, mais qui s'en approche sur quelques aspects. C'est l'individu
lui-même, c'est-à-dire sa conscience, qui est le lieu du sens. Le sens que
je donne au personnage de Wotan est propre à ce que je suis, c'est ma
conscience qui est le lieu de ce sens. Suis-je capable d’extérioriser
ce que je ressens comme une vérité profonde, je n'en sais rien, mais c'est
le pari que je fais.
Peut-on espérer comprendre comment un sens commun, c'est-à-dire partagé par
une communauté humaine, voire par l'humanité entière, vient aux objets qui
nous entourent, aux phénomènes qui atteignent nos sens et marquent notre
conscience. Interrogation ouverte qui n'a, à ce jour obtenu que des
réponses partielles, continuellement remises en cause. Question difficile
qui se pose à chaque moment de nos pensées ! Comme dans tous les domaines
où s'échangent des informations, le sens, est ce qui émerge du discours, et
paradoxalement, peut très bien ne pas avoir été voulu par le locuteur. Loin
d'être une tare du langage, ce défaut est peut-être l'une des composantes
essentielles du progrès. Cette création spontanée de sens a sans nul doute
quelque chose à voir avec l'émergence d'un ordre au sein du désordre grâce
à la redondance et au bruit (idée, assez controversée, développée, entre
autres, par H. Atlan). Ce n'est pas une raison, comme l'ont cru certains,
pour faire et dire n'importe quoi, en espérant que les autres accorderont
un sens, à ce qui, en première analyse n'en a pas! On peut cependant
affirmer qu'il y a toujours dans une œuvre plus que ce que le créateur
a voulu y mettre. La raison de ce paradoxe est assez facile à comprendre.
Le lieu de l'œuvre devient, lorsque, échappant à son créateur pour
prendre vie ou vivre sa vie, la conscience de l'autre ; celui-ci doit
alors, pour assimiler l’œuvre, la recréer, incluant ainsi son
apport personnel. Ainsi les œuvres du passé s'enrichissent-elles de
cette multitude de contributions pouvant s'étendre sur de nombreuses
générations.
Dans le cas d'une œuvre aussi complexe que la Tétralogie, plusieurs
facteurs justifient que l'on admette le principe d'une réactualisation
continue :
- Facteurs touchant purement à la musique : évolution de la technique
orchestrale, de la reproduction sonore, du chant lui-même.
- Ceux qui touchent à l'interprétation philosophique et politique des
textes. Par exemple, Wagner et la Tétralogie ne sont pas sortis indemnes du
nazisme ; d'autant plus qu'ont été accentuées, durant cette période de
l'histoire, les connotations antisémites des œuvres littéraires et
musicales du compositeur. Ce problème me paraît dénué d'intérêt dans la
mesure où Wagner, ainsi d'ailleurs que n'importe quel créateur ne peut être
tenu responsable de l'utilisation néfaste qu'on peut faire de leurs
œuvres, lorsqu'ils ne sont plus pour s'opposer aux détournements
idéologiques.
Wagner a construit les personnages du Ring, ainsi que les relations qu'ils
entretiennent et les situations dramatiques qu'ils traversent à partir
d'éléments assez disparates provenant de diverses sources mythologiques. Le
Ring, œuvre majeure du maître de Bayreuth, doit sa place incomparable
dans la culture, d'abord par la magie de sa musique, mais également par
l'universalité des thèmes mythiques utilisés par le compositeur. Le
chapitre I sera consacré à ce sujet, mais nous allons dés maintenant nous
pencher sur ce problème.
L'importance des mythes, pas seulement pour mieux comprendre l'histoire des
civilisations, l'histoire de la pensée humaine, mais, et surtout, pour
comprendre le développement actuel de notre société, n'est plus à démontrer
; l’homme d'aujourd'hui n'est pas moins dominé par les mythes, dans
ses comportements que celui d'hier. Pour se convaincre de cette vérité, il
suffit d'assister à n'importe quelle cérémonie protocolaire où les acteurs
n'ont rien à envier aux danses rituelles des peuplades dites primitives !
Cette importance n’a fait que croître au cours de ce siècle. Tandis
que, sur le terrain, une multitude de chercheurs passionnés découvraient
avec horreur que nombre d'aventuriers des siècles précédents s'étaient,
avec la complicité des nations civilisées et des prêtres livrés à des
génocides détruisant du même coup une bonne partie de l'histoire des
hommes, d'autres qu'on a souvent, à tort surnommés ethnologues en chambre
ou de salon, s'efforçaient de mettre en ordre une moisson considérable de documents.
Mes propres sources se limitent à quelques grands noms : G. Dumézil, C.
Lévi-strauss, M. Eliade, JG. Frazer, G. Roheim
Les spécialistes de mythologie pourraient reprocher à Wagner, non seulement
son éclectisme, mais les détournements auxquels il s'est livré, pour plier
l'histoire des mythes à ses besoins. L'ont-ils fait, je l'ignore. En tout
cas, le reproche ne m'aurait pas semblé justifié ; en effet Wagner
n’a nullement cherché à rendre compte d'une situation mythique
déterminée, mais a reconstruit un monde qui lui est propre à la manière
d'un architecte construisant un nouvel édifice sur les fondements
d'anciennes constructions, et en utilisant les matériaux de celles-ci. Des
ressemblances, voire des parties identiques, mais réorganisées en un tout
dominé par un ordre nouveau. Cependant, le texte de la Tétralogie est
insuffisant pour comprendre les personnages et partant le personnage
central, Wotan ; Non pas que le caractère mystérieux de certains passages
dû à des omissions par Wagner l'éléments mythiques, ou au mauvais
ajustement d'éléments provenant de sources - nuise à la compréhension
globale de l'œuvre, bien au contraire.
Concernant notre travail, le Ring lui-même sert de base à des
développements qui ne constituent, ni une exégèse, ni une herméneutique,
mais une interprétation libre, allant éventuellement bien au-delà des
intentions de l'auteur. Il était donc souhaitable, sinon nécessaire de
fonder plus largement les thèses développées, en particulier en soulignant
que l'œuvre elle-même s'inscrit dans un cadre plus large que ne
l'indique le texte de Wagner (qui rappelons-le est l'auteur des livrets des
quatre opéras), et qu'il faut au moins esquisser. Les thèmes concernant le
personnage de Wotan que nous nous proposons de développer sont presque
entièrement contenus dans une extraordinaire nouvelle de JL. Borges « Les
ruines circulaires » dont j'ai pris connaissance durant la rédaction
définitive de ce livre.
Le héros des ruines circulaires émerge de l'inconnu, Nul ne le vit
débarquer [...] nul ne vit le canot de bambou s'enfoncer dans la fange
sacrée [...] L'homme gris baisa la fange, monta sur la rive sans écarter
les roseaux qui laceraient la peau et se traîna, étourdi et ensanglanté
[...]. L'homme se traîne jusqu'à une enceinte circulaire... Il savait que
le temple était le lieu requis pour son invincible dessein. [...] Le
dessein qui le guidait n'était pas impossible bien que surnaturel. Il
voulait rêver un homme : il voulait le rêver avec une intégralité
minutieuse et l'imposer à la réalité. Ce projet magique avait épuisé tout
l'espace de son âme[...] l'étranger se rêvait au centre d'un amphithéâtre
circulaire qui était en quelque sorte le temple incendié: des nuées
d'élèves taciturnes fatiguaient les gradins[...] Un après-midi il licencia
pour toujours le vaste collège illusoire et il resta avec un seul
élève.[...] Il compris que l'entreprise de modeler la matière incohérente
et vertigineuse dont se composent les rêves est la plus ardue à laquelle
puisse s'attaquer un homme, même s'il pénètre les énigmes de l'ordre
supérieur et inférieur[...]. Puis l'homme, en rêve construit le fils rêvé.
« Il rêve d'un cœur qui battait... Après un an, il arriva au
squelette, aux paupières... Un après-midi l'homme détruit presque toute son
œuvre, mais il se repentit...». Il invoque un esprit et « Ce dieu
multiple lui révèle que son nom terrestre était Feu, que dans le temple
circulaire, on lui avait rendu un culte et qu'il animerait le fantôme rêvé,
de sorte que toutes les créatures, excepté le Feu lui-même et le rêveur, le
prendrait pour un homme en chair et en os... C'est maintenant Feu qui guide
l'homme dans son projet. Il lui ordonna de l'envoyer, une fois instruit
dans les rites, jusqu'à l'autre temple en ruine dont les pyramides
persistent en aval, pour qu'une voix le glorifiât dans cet édifice désert.
Dans le rêve de l'homme qui rêvait, le rêvé s'éveilla.» Le magicien exécute
les ordres. « Auparavant (pour qu'il ne puisse jamais savoir qu'il était un
fantôme, pour qu'il se croie un homme comme les autres) il lui infusa
l'oubli total des années d'apprentissage». Mais le rêveur apprend
l'existence, là où il a envoyé celui qu'il a crée, d'un magicien qui marche
sur le feu ; comprenant qu'il s'agit de son fils, « il craignit que
celui-ci ne méditât sur ce privilège anormal et découvrît de quelque façon
sa condition de pur simulacre. Ne pas être un homme, être la projection
d'un autre homme, quelle humiliation incomparable, quel vertige ! [...]. Le
terme de ses réflexions fut brusque, mais il fut annoncé par quelques
signes [...]. Dans une aube sans oiseaux le magicien vit fondre sur les
murs l'incendie concentrique. Un instant il pensa se réfugier dans les
eaux, mais il comprit aussitôt que la mort venait couronner sa vieillesse
et l'absoudre de ses travaux. Il marcha sur des lambeaux de feu. Ceux-ci ne
mordirent pas sa chair, ils la caressèrent et l'inondèrent sans chaleur et
sans combustion. Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il
comprit qu'il était aussi une apparence, qu'un autre était en train de le
rêver.»
Le texte pose clairement un problème millénaire, qui reste au centre de
tout processus de création : quelle est la nature exacte de nos pensées et
plus généralement de nos fantasmes ? Et surtout : comment les fantasmes
d'autrui deviennent pour nous l'équivalent de la réalité, et la plupart du
temps dépassent celle-ci dans l'intérêt que nous portons à tout ce qui
pénètre notre conscience, et surtout provoque en nous des chocs émotionnels
? Borges va cependant beaucoup plus loin et franchit les bornes de la
fiction plausible, puisqu'il imagine qu'un personnage, fantasme d'un autre
devient conscient et se livre à la même opération que celle qui lui a donné
naissance ! Créer, à son tour un être dont il serait le seul à connaître
l'irréalité. Nous tombons dans un système de boucles dans lequel la pensée
se noie quelque peu ! Chacun devient le rêve d'un autre, sans qu'on sache
très bien s'il existe, quelque part une réalité.
Celui-ci, malgré sa naissance mythique, au-delà des temps est le rêve de
Wagner. Pas de mise au monde, mais une lente construction s'étalant sur
vingt années. Wagner tiendrait-il le rôle du héros de la nouvelle de Borges
? L'analogie serait courte : elle se réduirait à l'identité de création
d'un être fictif, qui va au travers des acteurs, prendre pour nous une
réalité. Mais en entrant dans la Tétralogie elle-même, c'est Wotan qui
s'identifie au héros, et cette fois-ci, l'analogie s'enrichit.
- Wotan aborde le monde en souffrant : il perd un œil.
- Il est guidé par Loge, le dieu du feu, et feu lui-même.
- Il est hanté par la création d'un être libre (voir chapitre II.)
- Il peuple le Walhalla (le temple circulaire) de héros crées par lui (les
élèves).
- Il est saisi par l'angoisse du sens de son existence et disparaît dans
l'incendie du Walhalla.
Mais il y a plus. A mon tour je me sens pris au piège du rêve d'un autre,
et fais alors partie de ce jeu fantasmatique ; ce n'est pas un héros que je
m'efforce de créer, mais une œuvre ! Qu'importe son contenu, sa
valeur. Depuis des années, je tente de rapprocher des connaissances glanées
au hasard des rencontres. Mon paysage familier, ce sont des ruines de
construction à peine ébauchées. Oh!... les livres qui m'entourent sont
restés propres même si certains ont souffert d'être trop souvent
sollicités, bien rangés sur leur rayon, mais ils sont en moi à l'état de
ruines, car, en les ouvrant parfois, je ne fais que découvrir le souvenir
lointain d'une cohérence que je n'ai plus le courage de retrouver. Cette
œuvre, je l'abandonne, la détruit, certain qu'elle n'est qu'un enfant
mort-né, mais la reconstruis, me reprends de passion pour elle, puis, de
nouveau la déteste, malgré tout, elle prend forme, même si je l'ai
commencée par tous les bouts à la fois. Aura-t-elle, un jour une existence
réelle ou s’évanouira-t-elle avec le rêveur que je suis ? Ecrivant,
je suis mon propre rêve. A ma table de travail, je suis un fantasme enfin
réel, mais pour combien de temps ? Tout à l'heure, celui qui écrit,
sentira, avec « Humiliation, avec terreur » qu'il n'était qu'une apparence,
qu'un autre, c'est à dire moi-même, l'individu ordinaire qui doit assumer
sa condition sociale médiocre était entrain de rêver. N'est-il pas étonnant
qu'un individu devienne célèbre lorsqu'il devient un personnage de fiction
? Car même vivant, qu'est-il sinon le fantasme de tous ceux qui pensent à
lui et pensent par lui. Nos moments privilégiés ne sont-ils pas de pure
fiction ? Combien d'individus ne supportent-ils la vie qu'à cause de
l'existence de ce suprême refuge : rêver ce qu'on ne peut atteindre
réellement. La fiction a un étrange pouvoir ; elle n'est acceptable par
l'esprit que si elle respecte une certaine ouverture sur la réalité, ou
plutôt sur ce que nous croyons être la réalité. Nous trouvons, à fréquenter
les grandes œuvres artistiques, une compensation qui nous permet de
mieux supporter la réalité quotidienne, et nous incite même à tenter d'agir
sur elle, sans trop savoir souvent quelle influence nous pouvons et
désirons avoir.
Je
l’ai confessé plus haut, je vais aborder des sujets sur lesquels je
n’ai aucune compétence reconnue. Seules pourraient plaider pour moi
des décennies d’efforts solidaires, de contacts, hélas purement
livresques avec ce qui, dans notre univers de culture me paraissait avoir
quelque importance. J’ai suivi un chemin hasardeux, parsemé de
rencontres fortuites, que j’aurais aimé, comme tous ceux probablement
qui ont tenté la même aventure, attribuer au destin. Plus probablement
s’agit-il de cet effet bien connu : on voit mieux ce que l’on
cherche, même inconsciemment et ce n’est effectivement pas pur hasard
lorsque nous nous décidons à la lecture et à l’étude d’un
ouvrage déterminé.
PREMIERE
PARTIE : MYTHES ET SYMBOLES
|

|
Introduction
Le but
n’est pas ici de retrouver en détail les sources mythiques de la
Tétralogie. Ce travail a certainement été effectué bien des fois ! Wagner
n’a pas limité ses emprunts à la mythologie germanique, même si
l’on y retrouve la quasi totalité des personnages du Ring. Plus
précisément Wagner a utilisé des traits de caractère, des types de
relations, de situations, pour construire, à l’aide d’éléments
épars la trame de son œuvre.
Ce qu’il y a de remarquable, c’est que ces traits, ces
relations forment, en quelque sorte, presque le noyau de toutes les
mythologies. Remarque banale mais qui prend une singulière importance si
l’on considère que ce noyau forme à son tour la base de toutes les
civilisations, justifiant ou éclairant leur structure, mais imprégnant les
volontés, les intentions, non seulement des individus, mais des entitésqui
naissent des interactions individuelles.
La présence, dans des contextes totalement différents d’éléments
mythiques identiques pose une multitude de problèmes dont aucun ne peut
être résolus avec certitude :
- Y a t il eu contact en des temps reculés ?
- Existe-t-il un « noyau psychique » commun à tous les hommes qui, dans des
circonstances analogues fait naître les mêmes représentations ?
- Y a t il un « souvenir génétique » d’expériences vécues par un
noyau primitif d’êtres humains ?
Et, pourquoi pas,
- Sommes-nous tous dominés par une transcendance, qui tel le Dieu de
Spinoza (ou de Berkeley) est cause de nos idées et de nos comportements ?
Les plus prestigieux de nos spécialistes desmythologies n’ont jamais
cherché à répondre à de telles questions. Par prudence et par raison, tant
il est manifeste en ce domaine, que les réponses et leur contraire peuvent
toujours être justifiées avec une égale vraisemblance. Les éléments réunis
dans ce chapitre constituent des données fragmentaires se proposant
d’illustrer l’universalité recherchée par Wagner. La Tétralogie
est résolument une œuvre à thèses et non pas une musique « pour passer
le temps ». Et les passions qu’elle déchaîne, en se révélant
d’une actualité toujours plus brûlante, montrent que le maître de
Bayreuth a bien atteint son but.
L’œuvre
est muette sur les origines de Wotan . On sait seulement qu’il est,
comme les autres dieux de L’Or du Rhin, d’une seconde
génération. Qui est le démiurge, le créateur de l’univers, tel
qu’il apparaît implicitement dans la Tétralogie, nous ne le saurons
jamais. Le voile sur les origines est d’ailleurs une constante de
toutes les mythologies. La remontée dans le temps ne va jamais
jusqu’à l’origine ou débouche sur une singularité inouïe
au-delà de laquelle on ne sait plus rien. Nous savons seulement, ou plutôt
nous apprenons peu à peu que Wotan, maître des dieux est cependant soumis à
un ordre supérieur, ne s’incarnant dans aucune figure, un ordre qui
préside aux destinés du monde. Wotan, en gravant les runes sur la lance
sacrée soumet l’univers à Sa loi, mais qui ne définit qu’un
ordre second. Cet ordre dépend du respect de Wotan pour l’ordre
premier mais également du respect du dieu pour son ordre propre ; ce qui le
rend doublement dépendant. Ainsi commence la crise, car le dieu, doublement
contraint, ne rêve que liberté. Cet ordre second, Wotan l'a crée pour réaliser
un grand dessein. Mais les sacrifices acceptés, les pactes noués, sont de
telle nature qu’ils ruinent chez Wotan ses projets les plus chers.
C’est donc un marché de dupes qu’il a conclu, dont il est la
victime. Nous allons assister, dans le Ring à l’agonie du dieu se
débattant désespérément dans les toiles d’un destin tissées, en
partie par lui-même et par les forces cosmiques qui ne montreront jamais
leur visage.
Il faut attendre le prologue du Crépuscule pour connaître, au moins,
l’origine du pouvoir de Wotan : « Un dieu hardi/ vint boire à la
source/ d’un de ses yeux/ il paya tribu éternel/ Du frêne du monde/
Wotan cassa une branche/... [...] Dans le bois de la lance/ Wotan grava/
les runes des contrats/ fidèlement conclus/ ce fut la loi du monde. »
Nous aurons l’occasion de revenir longuement sur l’ambiguïté,
l’incohérence même de ce commencement. Les runes sont des caractères
de langues germaniques anciennes et possèdent une connotation de
mystérieux, de secret. Le respect qu’elles imposent n’est pas
dû à un contenu clairement défini, mais à cette opacité du sens. Wotan
brise, pour construire sa lance une branche du frêne sacré, cet acte est,
en quelque sorte, péché originel du désir de puissance. L’arbre,
pilier du monde dépérit lentement suite à cette blessure, en même temps que
la source qui baignait ses racines, s’assèche ; comme l’acte
créateur de la culture, c'est-à-dire la transformation du monde par
l’homme, entraînait l’agonie lente de la nature. On ne peut
parler ici de prémonition du saccage de la terre par notre civilisation
industrielle ; les mythes sont unanimes pour prédire l’effondrement
du monde dans la corruption Ce pessimisme radical fait donc plus
profondément partie de la nature humaine. Est-ce si étonnant ?
L’homme ne vit-il pas continûment, dans sa chair et dans son esprit,
l’irrémédiable dégradation ? Les mythes apparaissent comme des
projections de son être intérieur, projections qui, matérialisées par
quelques uns trouvent, chez les autres, une résonance.
Pour mieux connaître Wotan, il faut donc sortir de la Tétralogie. En fait
ce sont plusieurs personnages que nous allons retrouver, affublés de noms
divers, connaissant des aventures certes homologues à celles de notre
Wotan, mais différentes quant à la façon dont elles sont vécues. Wotan se
confond avec le dieu scandinave Odhin (ou Odin, ou Odinn). C’est à
lui que Wagner a emprunté le plus de traits pour créer son héros. Ces noms
ont tous une connotation de violence de frénésie. Ce qui sera l’un
des traits de caractère dominant du dieu. Est-il possible d’ordonner
les événements qui conduisent à la « naissance » de Wotan, c’est à
dire à l’épisode de la source ? Sûrement pas, pour les raisons
évoquées plus haut. Je me propose ici, simplement, de rassembler quelques données
mythologiques, parmi celles qui ont été manifestement utilisées par Wagner
pour donner un fondement historique à son personnage.
Commençons par la compilation de J. Azouvi. Odin conquiert d’abord
l’hydromel, ce qui lui donne l’immortalité le dieu se crée donc
dans un univers déjà organisé, puis reste volontairement pendu « durant
neuf nuits à un arbre élevé, jeûnant et souffrant, blessé par sa propre
lance... ». C’est alors qu’il « ramasse les runes ».
C’est après, se rendant à la fontaine merveilleuse, que le dieu fait
don de son œil gauche au gardien des lieux, le géant Mimir, en
échange... d’une conscience supérieure ? De pouvoirs surnaturels ? En
tout cas d’une vision nouvelle de l’univers, lui donnant
puissance sur celui-ci. Sur ce point de détail, Wagner ne retient, comme on
le verra que les idées, de la source, des runes, de l’arbre, de la
lance, évidemment de la perte de l’œil, mais traitées de façon
totalement différente.
C’est dans la « Sage des Nibelungen » de l’Edda de Snorri que
l’on retrouve les éléments de l’intrigue de « L’Or du
Rhin ». Suivant les sources le récit prend des formes différentes. Par
exemple, dans un vieux livre « Sigurd et les Eddas » (Flammarion, 1887), le
récit débute ainsi : « On raconte que trois des Ases, Odhin, Loki, et Hœnir
se mirent en route pour visiter le monde ». Je donne ici quelques
indications sur cette épopée pour donner un exemple de la façon dont Wagner
a accommodé les mythes. Je m’appuie sur le texte « Sigurd et les
Eddas » (opus cité de 1887). Donc, les trois Ases se rendent à la fontaine
(ou la cascade) où une loutre dévorait joyeusement un saumon. Loki
d’un jet de pierre tue la loutre. Reprenant leur chemin avec la
loutre et le saumon, les trois compères demande asile précisément dans la
famille de « Otr » qui n’était autre que la loutre tuée par Loki (Otr
ayant pris cette forme pour se livrer à la pêche). Les frères de Otr,
Fafnir et Regin aidés de leur père Hreidmar se saisissent des Ases et
exigent une rançon. Les Ases promettent « autant d’or que Hreidmar en
pouvait désirer. On écorcha la loutre, et Hreidmar ayant pris la peau, dit
qu’il fallait la remplir d’or rouge, puis en recouvrir aussi
d’or extérieurement, et qu’ainsi ils achèteraient la paix ».
Odhin charge Loki de trouver l’or. Celui-ci se rend auprès du nain Andwari,
qui transformer en brochet veille sur l’immense trésor qu’il
possède. Loki saisit le nain et demande le trésor comme rançon. « Le nain
cacha sous sa main un petit anneau d’or ; mais Loki le vit et lui
ordonna de donner aussi l’anneau. Le nain demanda de pouvoir garder
cet anneau, parce que, par son moyen, il pourrait de nouveau augmenter son
trésor. Mais Loki répondit qu’il ne lui laisserait rien, et prenant
l’anneau, il s’en alla ». Et le nain maudit l’anneau ! De
retour auprès d'Hreidmar Loki couvre comme convenu la dépouille de Otr avec
l’or, mais un poil de barbe de la loutre restant visible, Odhin doit,
pour le cacher utiliser l’anneau qu’il comptait bien garder
pour lui. On retrouve, dans la suite les principaux événements et
personnages de la Tétralogie. Les deux frères tuent leur père qui voulait
garder tout le trésor pour lui. Fafnir à son tour dépossède son frère
Regin, se transforme en dragon et « s’étendit sur l’or ». Regin
devient forgeron, puis se charge de l’éducation de Sigurd, fils de
Siegmund, fils de Wolfung. Regin forge pour Sigurd l’épée Gram et le
conduit vers Fafnir. Sigurd tue le dragon, comprend en goûtant le sang du
dragon le chant des oiseaux. Deux aigles s’adressent à lui. Le second
: « Voilà Regin couché là-bas, et il songe/ Comment il trompera le héros
qui se confie en lui/ Son esprit méchant cherche de fausses accusations ; /
Ce forgeron de malheur pense à venger son frère ». Sigurd tue Regin. Et
reprend son chemin, découvre, en haut d’une montagne une femme endormie.
C’est Brunehilde et c’est une Walkyrie ! Nous n’irons pas
plus loin, mais la suite donne les éléments qui serviront à Wagner pour le
Crépuscule (j’y reviendrais plus loin).
Retrouvons Odinn dans un autre contexte, le dieu borgne en compagnie de
Tyr, le dieu manchot. Tyr a perdu sa main droite dans une curieuse
aventure, relatée par G. Dumézil. « Le loup Fenrir est un danger potentiel
pour les dieux. Adulte, il doit causer leur perte. Les dieux usent alors
d’un stratagème pour l’enchaîner. Ils font tisser une cordelette
si fine qu’elle parait incapable de résister au moindre effort. En
réalité, on s’en doute, elle est indestructible. Le jeune loup reste
méfiant, il n’accepte d’être enchaîné par jeu que si l’un
des dieux met en gage sa main droite dans sa gueule. Tyr pour le salut
commun engage sa main. Lorsque le loup s’aperçoit qu’il est
pris au piège, il arrache la main du dieu. (Le dieu manchot
n’apparaît pas dans le Ring, même pas sous forme d’allusion.
Par contre, et sans doute pour des raisons qui ne sont pas directement
liées à Fenrir, il y est question de loup.). Fenrir est enchaîné, mais la
fin des dieux est déjà programmée, à la fin du monde, se débarrassant de
ses liens, il participera à leur destruction :
« ...Un jour viendra où toutes les formes du mal, tous les monstres, Loki
lui-même, échapperons à leurs liens, et des quatre orients, attaqueront les
dieux [...] Òdinn sera dévoré par le loup Fenrir, que déchirera à son tour
Vidarr, fils d’Òdinn [...] Alors Sutr lancera le feu sur
l’univers, le soleil s’obscurcira, les étoiles tomberont, la
terre s’enfoncera dans la mer...Mais au désastre succédera un
renouveau ». Y a-t-il une relation, entre, Loup, le double terrestre de
Wotan, qui, en quelque sorte est destructeur du caractère divin du dieu, et
Fenrir qui dévore Odinn/Wotan ?
On pourrait, en compilant les nombreux ouvrages de mythologie consacrés au
vaste poème de l’Edda (ou plutôt des Edda), retrouver tous les
éléments mythiques utilisés par Wagner pour la construction de la
Tétralogie ; Je me contenterai d’allusion en cours de travail. Je me
propose simplement , dans ce chapitre, de passer en revue les principaux
symboles, en m’efforçant d’en dégager les thèmes mythiques
sous-jacents, en particulier ceux qui dominent aujourd’hui notre
civilisation, qu’on a cru un peu trop vite arrivée à l’âge de
raison. (Et les plus prisonniers des mythes ne sont sûrement pas ceux que
l’on croit).
Il n’est évidemment pas question d’espérer épuiser le contenu
symbolique de l’œuvre. Un tel travail est déjà impossible pour
un simple poème, alors pour une telle construction, où se mêlent,
intentions philosophiques, poésie et musique, trop de points de vue sont
possibles, trop d’interprétations vraisemblables, pour qu’une
velléité d’exhaustivité ait un sens. Le choix des thèmes sera
arbitraire, et relatif à ma perception personnelle de l’œuvre.
Peut-être n’est-il pas inutile de bien marquer la différence entre
contenu mythique et contenu symbolique, même s’il semble
qu’aucune confusion n’est possible. Evoquant une certaine « dimension
symbolique à l’œuvre [...] dans les termes du discours
scientifique », D. Sibony poursuit « Ce travail symbolique, que l’on
vit avec son corps et sa mémoire, régit la dynamique de la trouvaille, de
la découverte, du soudain jaillissement des traces dans le chaos. Le
symbolique n’est pas le mythologique même si, de tout temps, les
mythes, comme complexes d’images stables et habitables ont toujours
voulu suppléer au symbolique, lui produire comme une scène privilégiée où
il pourrait se laisser capter, se laisser réduire ou stocker ». D. Sibony
pense au travail créateur du chercheur scientifique. Mais face aux
matériaux bruts (le chaos), l’attitude de celui-ci est identique à
celle du spectateur face à l’œuvre d’art. Il y a dans les
deux cas la nécessité d’inventer un sens.
Pour Wagner, l'importance du mythe - et des légendes - ne résidait pas
seulement dans le sujet permettant de construire un récit sans trop
fatiguer son imagination, mais dans son caractère profondément humain.
Voici ce qu'il écrivait (cité par Baudelaire, Sur Richard Wagner, Les
belles lettres, 1994) :
« De là, je me voyais nécessairement amené à désigner le mythe comme
matière idéale du poète. Le mythe est le poème primitif et anonyme du
peuple, et nous le retrouvons à toutes les époques repris, remanié sans
cesse à nouveau par les grands poètes des périodes cultivées. Dans le
mythe, en effet, les relations humaines dépouillent presque complètement
leur forme traditionnelle et intelligible seulement à la raison abstraite ;
elles montrent ce que la vie a de vraiment humain, d'éternellement
compréhensible, et le montrent sous cette forme concrète, exclusive de
toute imitation, laquelle donne à tous les vrais mythes leur caractère
individuel que vous reconnaissez au premier coup d'œil.»
Le mythologique est un discours constitué qui se veut, et est généralement
profondément logique. « Le mythe dit quelque chose des origines », répète
plusieurs fois, dans son œuvre, M. Eliade. Le mythe raconte une
histoire qui explique le pourquoi des choses, et que les sociétés
primitives acceptaient, au premier degré, exactement comme nous acceptons,
au premier degré également l’existence des particules subatomiques,
et certains objets constituant le cosmos ( les trous noirs par exemple)
Le travail symbolique commence au second degré, lorsque l’individu ne
peut plus accepter le mythe comme vérité première, mais continue à
ressentir la nécessité d’un fondement pour le monde et pour lui-même.
Le symbolique n’est plus un discours direct, il nous propose des représentations
imagées de tout ce que le langage ordinaire ne peut clairement exprimer,
alors qu’il y a nécessité de s’exprimer. C’est en quelque
sorte l’insuffisance, et du langage et du mythe, qui justifie le
recours au symbolique. Les mots et leurs assemblages( et dans le cas de la
Tétralogie, les notes et la musique) ont cette propriété mystérieuse et
quelque peu magique de renvoyer à une multitude de sens qui enrichissent
les contextes que ces mots et ces assemblages décrivent qui forme
l’espace même du symbolique. Ce contenu symbolique est inépuisable,
et dépasse dès la création, ce que l’artiste lui-même a voulu
consciemment exprimer. C’est l’une des raisons pour lesquelles
certaines œuvres sont immortelles ; elles renaissent continuellement
avec des sens nouveaux, suivant les contextes où elles sont montrées ou
reproduites. Aucune exégèse ne peut prétendre révéler totalement le contenu
symbolique d’une œuvre, aussi simple soit-elle, aussi
transparente soit-elle dans ses intentions. Sans doute, certains discours
sur une œuvre sont-ils plus cohérents, plus crédibles que
d’autres ; mais personne ne peut prétendre posséder les clés ouvrant
les portes d’une connaissance vraie.
Mon intention, donc, n’est, ni expliquer la Tétralogie, ni même
proposer une grille d’interprétation. Je vais utiliser
l’œuvre, ou plus exactement le personnage de Wotan, à des fins
propres. Pour conclure, je m’en remets à Cassirer, puis à
Lévi-Strauss
« En ce qui concerne la conscience de soi et la forme sous laquelle
celle-ci vit l’élément mythique, l’examen montre que cette
forme à elle seule suffit à exclure toute théorie qui fonde le mythe sur la
simple invention. Une telle théorie en effet méconnaît le fait même du
phénomène qu’elle doit expliquer[...] ce qui fait problème,
c’est moins le contenu de la mythologie que l’intensité avec
laquelle il est vécu et la foi qu’on lui accorde au même titre que
n’importe quel objet existant effectivement[...] .Même si l’on
admet qu’on peut comprendre par ce chemin le contenu purement
théorique, intellectuel de la réalité mythique, il n’en reste pas
moins que la dynamique de la conscience mythique, cette force incomparable
qui ne cesse de se manifester dans l’histoire de l’esprit
humain reste à expliquer [...].La mythologie naît de quelque chose qui est,
au sens strict, indépendant de toute invention, et qui est même, d’un
point de vue formel et essentiel, son opposé: un processus nécessaire (pour
la conscience), dont l’origine se perd dans une époque au-delà de
l’histoire, et auquel la conscience peut par moments résister, mais
qu’elle ne peut totalement arrêter et encore moins régresser. »
Voici maintenant C Lévi-Strauss :
« Il faut en prendre son parti : les mythes ne disent rien qui nous
instruise sur l'ordre du monde, la nature du réel, l'origine de l'homme ou
sa destinée. On ne peut espérer d'eux nulle complaisance métaphysique ; ils
ne viendront pas à la rescousse d'idéologies exténuées. En revanche, les
mythes nous apprennent beaucoup sur les sociétés d'où ils proviennent, ils
aident à exposer les ressorts intimes les plus fondamentaux de leur
fonctionnement, éclairent la raison d'être de croyances, de coutumes et
d'institutions dont l'agencement paraissait incompréhensible de prime abord
; enfin et surtout, ils permettent de dégager certains modes d'opération de
l'esprit humain, si constant au cours des siècles et si généralement
répandus sur d'immenses espaces, qu'on peut les tenir pour fondamentaux et
chercher à les retrouver dans d'autres sociétés et dans d'autres domaines
de la vie mentale où on ne soupçonnait pas qu'ils intervinssent, et dont, à
son tour, la nature se trouvera éclairée. »
Concernant le but et les limites de ce travail, je n'ai rien d'autre à
ajouter
Manifestement, il faut faire avec, et la seule façon d’en conjurer
les effets néfastes est de prendre de cette action souterraine la
conscience la plus aiguë possible... pour le meilleur et pour le pire.
Wagner
a utilisé, pour construire le Ring, les mythologies germaniques et
nordiques ; mais c'est dans un cadre beaucoup plus large qu'il faudrait
effectuer les recherches concernant l'origine des traits de caractères des
personnages, et parler de sources indo-européennes. En particulier
l'influence du çivaïsme est particulièrement claire. On sait aujourd'hui
que le christianisme lui-même s'est édifié sur des bases çivaïques. Une
telle affirmation paraît insoutenable pour une simple raison : les
fondateurs des différentes églises ont été contraints d'effacer toutes les
traces de filiation faisant du Christ un simple continuateur d'une religion
déjà existante. Et qui plus est, d'une religion phallique où l'extase était
volontiers obtenue par la vertu d'hallucinogène - probablement l'amanite
tue-mouches, ce magnifique champignon rouge tacheté de blanc qui provoque
des visions psychédéliques et qui est encore utilisé de nos jours à des
fins religieuses. Mais là n'est pas notre problème ; nous approfondirons
plus loin (chapitre 2) cet aspect important des sources possibles des
thèmes de la tétralogie.
L'anneau
C’est
le symbole dominant de la Tétralogie, puisque l’œuvre
s’intitule L’Anneau du Nibelung ou plus sommairement le Ring.
Rappelons d’abord, en quelques mots, l’histoire de
l’anneau durant les quatre opéras.
Un trésor, l’Or du Rhin, gît au fond du fleuve, gardé par les filles
du Rhin. Albérich, repoussé par celles-ci, renonce à l’amour, ce qui
lui permet, non seulement de se rendre maître de l’or, mais lui donne
le pouvoir de forger le fameux anneau. Ce n’est pas un vol, mais un
curieux marché, dont nous ne saurons jamais qui en a eu l’idée
saugrenue ! Le vrai crime, celui qui fait peser la malédiction sur
l’or, c’est le renoncement à l’amour.
« Le monde entier/ pourrait se soumettre/celui qui de l’or/créerait
l’anneau/ conférant un immense pouvoir ». C’est l’une des
filles du Rhin qui parle, s’adressant bien imprudemment au nain,
qu’elle-même et ses sœurs viennent d’exciter cruellement.
Albérich va donc, bientôt, forger l’anneau ! Ce premier épisode est
déjà lourd de connotations symboliques, multiples et contradictoires.
- L’acte accompli par Albérich était à la portée de tous. Pour que le
monde soit frappé par ce malheur, il suffisait qu’une seule créature,
pouvant comme tous jouir du spectacle de l’or, décide d’en
priver les autres pour garder , seule, ce privilège. Acte d’agression
catastrophique, mais que le démiurge a rendu possible pour des raisons que
nous ne connaîtrons jamais.
- Albérich forge l’anneau qui lui permet d’asservir son propre
peuple, les Nibelungen, qui avant vivaient librement de l’or extrait
de la terre. Cet sera maintenant la propriété exclusive d’Albérich.
L’Or appelle l’or, comme dans nos sociétés modernes
l’argent appelle l’argent, rendant les riches plus riches et
les pauvres plus pauvre.
- Albérich a renoncé à l’amour, mais il entend bien ne pas être la seule
victime de ce sacrifice. L’Or doit maintenant corrompre, c'est-à-dire
vicier toutes les relations entre les créatures :
« Comme j’ai refusé l’amour/ tout ce qui vit/ doit y renoncer :
/ soumis à l’or/ c’est l’or seul que vous convoiterez. /
Dans les délices/ vous vous bercez/ Là-haut, bienheureux, / méprisant
l’albe noir/ éternels jouisseurs : / attention ! / Attention ! »
(L’Or du Rhin, scène 3)
Pour payer les géants qui ont construit le Walhalla, Wotan, aidé de Loge,
dérobe l’or d’Albérich et lui arrache son anneau. Et
c’est alors la seconde malédiction, prononcée par le Nibelung
lui-même :
« L’anneau qu’en maudissant je réussis/ qu’il soit maudit
! / Si son or/ me donna le pouvoir/ que son charme donne/ la mort à celui
qui le porte ! Que nulle joie il ne donne. / » (L’Or du Rhin, scène
4)
Wotan, sur l’impérieux conseil de Erda, la mère, celle qui préside à
tous les destins, acceptera de se débarrasser de l’anneau -
manifestement trop tard - , paie les géants avec lui et l’or. Fafner
tue son frère, première victime de la malédiction. Fafner transformé en
dragon gardera l’anneau jusqu’à l’exploit accompli par
Siegfried en le tuant. Le héros sera à son tour victime de la machination
de Hagen, fils d’Albérich. C’est finalement Brunehilde qui
redonnant l’anneau aux filles du Rhin, fera cesser, temporairement la
malédiction
Essayons maintenant de dégager les contenus symboliques suggérés par ces
quelques rappels. Faut-il retenir un symbolisme sexuel ? Peut-être, mais
trivial, dans les deux sens du mot. Je retiendrai seulement deux propriétés
de l’anneau :
- Il est d’or, métal noble incorruptible.
- L’anneau est l’image du cercle, figure géométrique parfaite
et représentation du cycle parfait ; ce qui se ferme sur soi-même, revient
sur soi sans corruption.
Mais à ces deux qualités hautement positives, correspondent deux
malédictions
- L’Or, symbole de la beauté naturelle dont chacun devrait pouvoir
jouir librement, déclenche ou révèle chez l’homme une volonté
malsaine : jouir plus que les autres, donc accaparer pour soi seul ce qui
était partageable. Et c’est bien là l’un des grands drames de
l’humanité ; la corruption par l’or est avant tout cette soif
inextinguible de possession, donc de privation pour les autres. Ce
n’est plus Wotan seul « qui nous ressemble à s’y méprendre »,
mais le couple indissoluble Wotan/ Albérich, uni par la passion morbide de
l’anneau, c’est à dire de la puissance et de la richesse. ;
- Ce qui se ferme sur soi-même, revient, sans corruption sur soi est ce qui
n’évolue plus ; c’est un monde figé qui n’a plus
d’avenir, condamné au supplice de Sisyphe
Ainsi, l’anneau, dans son symbolisme, oscille t’il entre les
extrêmes :
- Or incorruptible, engendrant la corruption ;
- Cycle immuable, sécurisant, engendrant l’ennui et le désespoir ;
- Union indéfectible engendrant l’oubli.
Pour terminer, remarquons que l’anneau ne sert même pas à Albérich,
son premier possesseur, celui qui a conclu le marcher. Wotan lui arrachera
sans peine lorsque le Nibelung sera son prisonnier.
Le Walhalla
Le
Walhalla (ou son équivalent), dans les mythes, est la demeure des dieux, et
le paradis des héros morts au combat ; c’est exactement ce
qu’il est dans la Tétralogie.
Le « burg sublime et splendide » est l’œuvre des géants, Fasolt
et Fafner, derniers d’une race jadis puissante. « Portes et portails
protègent/ la salle des joies célestes / l’honneur du maître/Le
pouvoir éternel/ vers la gloire infinie s’élève... » (L’Or du
Rhin, scène II.). Wotan l’a conçu pour assurer sa puissance et sa
domination, mais aussi pour connaître la joie d’une éternité à
l’abri des contingences du monde, auxquelles les dieux n’ont
pas le privilège d’échapper.
Le premier symbole est clair : Le Walhall, c’est le monde de la
culture, un espace aménagé aux dépens de la nature. L’alliance a été rompue
une première fois par Wotan au moment où il mutile l’arbre du monde.
Péché originel pour le dieu, qui entraîne tous les autres. L’arbre va
mourir, comme les géants vont mourir après avoir construit le Walhalla.
Wotan avait conclu, avec les géants un marché de dupes ; le salaire de leur
travail devait être Fréia, déesse de la beauté et de la jeunesse éternelle.
Mais Wotan espérait bien, avec l’aide de Loge, tromper les deux
balourds, une fois le travail accompli. Ceux-ci acceptent de renoncer à la
déesse, en échange du trésor d’Albérich, que Wotan devra auparavant
lui dérober. Pour un juge garant des traités, c’est pour Wotan, mal
commencer dans la carrière. Pas étonnant si tout cela va mal tourner !
Albérich, trompé, ne songe plus alors qu’à se venger des dieux. Le
but que se donne alors Wotan, mais c’est manifestement un alibi à ses
actes, est de construire une armée pour s’opposer aux projets du
Nibelung, qui est d’asservir le monde par la soif de l’or. Le
Walhall doit donc devenir une sorte de caserne, avec ses sergents
recruteurs que seront les Walkyries dont Brunehilde. Wotan entend lutter
pour la bonne cause, c’est-à-dire la sienne ! Ce sont les héros morts
au combat que les Walkyries ramènent au Walhall, donc ceux qui ont été
vaincus. Ceux qui triomphent au regard des hommes ne sont donc pas les
meilleurs pour les dieux.
Le Walhall est donc :
- Une forteresse, un espace sacré, comme les hommes de tout temps, et de
toutes civilisations, en ont créé pour se différencier des autres, pour se
mettre à l’abri de la nature et des barbares.
- Un instrument de domination. En s’imposant par son aspect. En
devenant le creuset d’une puissante armée prête à imposer à
l’univers la loi de Wotan. Mais le but avoué ne peut être la volonté
de dominer. Car les dominateurs commencent toujours par l’alibi de la
défense. On s’arme pour se défendre, et lorsque l’ennemi tarde
à se manifester, on prépare l’agression contre l’autre, non pas
nécessairement celui qui est dangereux, mais celui qui est différent. Qui
est l’ennemi dans « l’âpre guerre » ? Albérich ? C’est
effectivement l’ennemi désigné, celui qui doit faire peur ; mais le
Nibelung est-il autre chose qu’une « victime émissaire » ? Certes
Wotan révèle à Brunehilde (La Walkyrie, acte II, scène 2. . .) : « Par
l’armée d’Albérich/ la fin nous menace/ d’une rage
envieuse/ le Nibelung nous poursuit... », Manifestement le discours sonne
faux ; ce n’est pas là le mal profond qui ronge le cœur du dieu
.Le Walhall est en fait, pour Wotan, un piège. Déjà lié par
l’obligation de respecter les contrats qu’il a, en partie,
noués lui-même, le voilà maintenant assigné à résidence... coupé du vrai
savoir, celui qui ne connaît nulle borne.
Le Walhall, c’est la fermeture, la clôture ; on retrouve ici
l’un des thèmes de l’anneau. Double malédiction pour Wotan, qui
pourrait bien être celle qui guette tous les systèmes dont l’ambition
est de s’enfermer sur leur « vérité ». Ceci pour justifier la
généralisation qui suit, et qui sera l’un des thèmes développés au
troisième chapitre. Le Walhall est l’image de toute théorie
scientifique se clôturant sur ses axiomes et ses méthodes de déduction.
C’est aussi l’image de la science dans son ensemble, ou tout au
moins celle de l’idéal qu’elle s’efforce d’atteindre
tout en sachant pertinemment qu'ainsi elle court à sa perte : construction
d’un système total, possédant une base absolue sur laquelle puissent
se fonder et s’élever, se développer toutes les connaissances
humaines. L’évolution peut certes se poursuivre, mais dominée alors
par un déterminisme absolu éliminant toute liberté, c’est-à-dire
conduisant à terme au désespoir ; Celui que connaît précisément Wotan. A la
fin du Crépuscule, l’anneau retourne au Rhin, se dissout dans ses
flots, retrouvant sa pureté originelle d’élément incorruptible de la
nature ; le Walhall est la proie des flammes, le « Burg majestueux »
disparaît dans l’incendie que Wotan a lui-même indirectement allumé.
La présence d’Albérich ruine les projets du dieu ; mais à
l’instar de Wotan lui-même, il n’est qu’indirectement responsable
de la chute du dieu. Peut-on poursuivre l’image esquissée plus haut,
c’est-à-dire, y a-t' il un Albérich de la science moderne, un homme
qui aurait ruiné tous les espoirs d’un fondement absolu des
connaissances humaines ? Il existe cet iconoclaste et c’est un
mathématicien : K. Gödel, qui a mis fin, il y a une soixantaine
d’années au rêve millénaire de construire un logique propre à servir
de base à toutes connaissances théoriques.
Le Walhall est aussi le symbole de l’œuvre achevée ;
l’artiste y a investi toute sa passion, il lui a sacrifié, non
seulement une partie de sa propre vie, ce qui de toute façon ne compte
guère pour lui, mais surtout une partie de la vie des autres, en
particulier et surtout de ses proches.
« Les
modernistes vivent dans une bulle, protégés de tout ce qui trouble la
raison et l’ordre naturel des choses ; cette tentative pour concevoir
une société rationalisée a échoué ». (Critique de la modernité, A.
Touraine, Fayard 1992, page 47). Ce que Touraine appelle « le modernisme »
est un courant de pensée qui traverse le temps et qui fait de
l’Histoire une « montée du soleil de la raison au firmament ».
N’est-ce pas le projet de Wotan de faire triompher la lumière et pour
cela, construire sa « bulle protégée. »
L'Epée
La
première idée qui vient à l’esprit est de faire de l’épée
Notung un symbole phallique ; ce qui est légitime si l’on considère
la première scène où l’épée apparaît. Il s’agit de la scène 3
de l’acte I de la Walkyrie, où Siegmund s’unit à sa sœur,
Sieglinde, après avoir arraché l’épée du tronc du frêne formant la
charpente de la demeure de Hunding. Mais à la fin de l’acte I du
Crépuscule, l’épée, au contraire sépare Siegfried de Brünnhilde : «
Toi, Notung, témoigne/ que je suis resté chaste/ fidèle à mon frère/
sépare-moi de la fiancée ». En fait, comme nous allons le voir, cet aspect
symbolique de l’épée est très secondaire ; il est même fortement
probable qu’il était absent de la pensée de Wagner.
De l’intérieur du Ring, nous ne savons rien de l’origine de
l’épée. Le thème musical de l’épée apparaît dès la fin de
l’Or du Rhin, ce qui laisse penser que c’est le dieu qui crée
l’épée- n’oublions pas qu’il est aussi magicien ! Dans
l’Edda de Snorri, c’est Reggin, l’équivalent de Mime, le
frère d’Albérich qui forge l’épée pour Sigurd.
L’épée est au centre du projet de Wotan de reconquête de
l’anneau. Lorsque retentit le thème musical de l’épée, à la fin
de l’Or du Rhin, le texte de la partition porte l’indication
(pour Wotan) : « comme saisi d’une grande idée, avec une ferme
décision ». Et l’épée sera présente à tous les moments décisifs du
drame... même au moment de la mort de Siegfried par l’absence de son
efficacité contre la lance de Hagen. Mais quel est, au premier degré, ce
projet de Wotan. C’est la reconquête de l’anneau. Mais lié par
ses propres lois, le dieu ne peut rien entreprendre par lui-même : « Un
seul pourrait/ ce qui m’est interdit : / un héros, que jamais/ je
n’aurai aidé ; » (La Walkyrie, acte 2 scène 2.). Siegmund semble le
héros attendu, mais trop proche encore du dieu, il devra mourir. En fin de
compte, personne n’accomplira l’acte rédempteur sans se
détruire lui-même !
Avant de poursuivre, rappelons les moments du drame où l’épée
apparaît comme le personnage principal. En fait il s’agit à chaque
fois des moments forts ; où un destin bascule.
Au premier acte de la Walkyrie, l’épée est l’instrument de la
reconnaissance mutuelle des deux jumeaux. Sieglinde sait que l’épée a
été profondément enfoncée dans le tronc de l’arbre pour que seul le
héros capable de la libérée du joug où la tient Hunding, puisse l’en
arracher, l’arrachant elle-même à l’esclavage. Mais ce projet,
Wotan l’a conçu selon son cœur et sa raison propre, qui ne sont,
ni le cœur de Fricka, ni la raison d’état. Wotan met
l’épée entre les mains de Siegmund, fruit de l’adultère et
coupable d’inceste. Qui plus est, c’est le dieu lui-même qui à
tout organisé afin de contourner sa propre loi ! Fricka n’a aucun mal
à confondre son mari et mettre en évidence son imposture (La Walkyrie, acte
II, scène1) Puis Wotan lui-même reconnaît la légèreté de son plan en
confessant à Brünnhilde (La Walkyrie, acte II, scène 2) : « Comment ai-je
pu ruser avec moi-même [...] Elle (Fricka) pénétra ma feinte/ je dois obéir
à sa volonté ». Obéir, c‘est à dire sacrifier Siegmund, son propre
fils. Et durant le combat qui oppose Siegmund à Hunding, Wotan lui-même
brise l’épée livrant sans défense Siegmund à la lance de Hunding.
L’épée est brisée, mais Brünnhilde, emportant Sieglinde afin de la
soustraire à la fureur de Wotan, se saisit également des morceaux de
l’épée. Ce que sauve aussi Brünnhilde, c’est l’enfant que
Sieglinde porte en son sein, Siegfried. Sieglinde meurt en mettant au monde
le jeune héros, dans l’antre de Mime à qui elle a remis les morceaux
de l’épée ; Mime qui a repris pour lui-même le projet de Wotan est
incapable de ressouder celle-ci. Siegfried, manifestement inspiré par Wotan
qui veille sur lui avec sollicitude, réduit l’épée en poudre, la
refond, la trempe, créant ainsi une arme nouvelle, cette fois-ci soustraite
à la magie de Wotan Siegfried tue le dragon, s’empare de
l’anneau, tue Mime ; suivant les conseils de l’oiseau Siegfried
se dirige vers le rocher entouré de flammes où dort Brünnhilde ; Wotan lui
barre la route, mais cette fois-ci c’est la lance qui vole en éclats
sous le coup porté par Notung ; le dieu cède définitivement le pouvoir à
Siegfried, et le laisse aller conquérir la Walkyrie endormie.
L’obsession
du savoir affleure deux fois dans les propos de Wotan ;
- Wotan à Brünnhilde, (La Walkyrie, acte II, scène 2) : « Le dieu aspirait
à savoir/ je m’élançais/ au sein de la terre/ d’un charme
d’amour/ je contraignis Erda... »
- Wotan à Erda, (Siegfried, acte III, scène 1) : « Tu savais tout/ quand tu
enfonças/ le dard du savoir/ dans le cœur audacieux de Wotan. »
Certes, le savoir dont parle Wotan est celui de son destin. C’est
pour connaître ce qu’il doit advenir des dieux que, par deux fois, il
invoque Erda ; la première fois pour la violer Mais pour l’homme,
cette même volonté, ce même désir inextinguible de connaître, non seulement
son destin, mais ses origines, ne se confond-il pas simplement avec le
désir plus général de connaissance ?
Ce que lègue Wotan, avec les morceaux de l’épée brisée, c’est
un instrument de connaissance qui n’a pas, au cours de
l’affrontement, résisté à l’ancien savoir. L’épée a volé
en éclat au premier contact. Est-ce si étonnant ? Qui tenait alors
l’épée, Siegmund, à qui elle avait seulement été donnée ; transmise
comme la connaissance que le maître inculque à son disciple : la
connaissance du maître. Cette connaissance est peut-être alors aussi celle
de l’élève, comme l’épée est celle de Siegmund ; mais lorsque
l’élève qui n’a pas, par lui-même dépassé le maître, se rebelle
contre cette connaissance, c’est en fait sa propre connaissance
qu’il met en cause et détruit. Jusqu’au moment où l’épée
est détruite, c’est Wotan qui mène le destin de ceux qu’il a
crée. Siegmund n’est qu’un pantin dont il tire les ficelles ;
C’est le dieu qui guide son fils vers la demeure de Hunding, qui lui
donne la force d’arracher l’épée, et le jette finalement dans
les bras de sa propre sœur. Mais à partir de ce moment, le dieu ménage
aux créatures qu’il dominait jusqu’à là, un espace de liberté ;
ou, plus exactement, il commence à retourner contre lui-même ses créatures.
Brünnhilde agit-elle librement ? La question n’est pas plus
pertinente que si nous nous la posons relativement à nos propres actes !
Elle-même affirme à plusieurs reprises- et pas seulement par habilité pour
convaincre son père- qu’elle n’est dans ses sentiments que le
reflet des vrais sentiments du dieu, ce qu’à son tour Wotan reconnaît
:
- Brünnhilde : Ton ordre j’ai exécuté [...] tu l’as commandé /
souverain du combat ». Autrement dit, lorsque tu étais toi-même, que tu
parlais suivant ton cœur, ta raison, c’est à Siegmund que tu
désirais donner la victoire ;
- Wotan : tu as donc fait / ce que j’aurais aimé faire.
C’est là une première indication sur ce que nous nommerons plus loin
le complexe de Wotan. Le dieu, nous l’avons vu, commence, après la
mort de Siegmund, à ménager pour sa lignée, un espace de liberté. Mais
agissent-ils pour autant selon leur volonté, ceux que le dieu a créé ?
Mettent-ils à profit cette liberté pour se mesurer au dieu et contester sa
puissance ? Ils restent en fait sous l’entière domination de Wotan,
qui comme nous le verrons par la suite semble bien les utiliser pour
organiser sa propre perte :
- On mesure d’abord la toute puissance magicienne du dieu, lorsque
surgissant d’on ne sait où, il donne lorsqu’il constate la
trahison de Brünnhilde, la victoire à Hunding. Mais il laisse, un instant
plus tard, le temps à Brünnhilde de fuir, avec les morceaux de
l’épée, et Siegfried, embryon de quelques heures. On peut parler
d’incohérences nécessaires (et secondaires) pour assurer une
cohérence à un autre niveau. Il faut admettre ici que Wotan laisse
sciemment filer Brünnhilde, montrant par là qu’il n’a pas
renoncé à son projet de création d’un héros libre. Il reste ainsi
dans le droit-fil des pactes, puisqu’il n’aide pas le héros, ne
faisant que s’abstenir de lui nuire.
- La Walkyrie , acte III, scène 3: Wotan semble céder à sa fille ; elle
sera, selon ses désirs, endormie, livrée à l’homme qui la possédera,
cependant, protégée par un cercle de feu, seul un héros pourra arriver
jusqu’à elle. Mais ce héros est déjà désigné ; le père et la fille
savent tous deux que ce sera Siegfried. Brünnhilde le rappelle au dieu ; et
pour bien montrer que tout est clair pour Wotan, que son destin est
maintenant définitivement scellé, c’est sur le thème de Siegfried
qu’il ferme le cercle de feu ; « Qui craint la pointe / de ma lance/
ne traverse jamais le feu ! ». En son cœur Wotan a choisi son destin.
Qui d’autre, en effet laissera-t-il passer, sinon Siegfried, le héros
le plus cher, celui qui causera la perte du dieu, mais qui accomplira
l’acte rédempteur : reconquérir l’anneau.
- Nous sommes à l’acte I de Siegfried Le pauvre Mime, martyrisé par
le jeune Siegfried innocent, mais se doutant des mauvaises intentions du
nain forgeron, s’efforce, en vain de ressouder Notung. Parait alors
le « Wanderer », le voyageur qui n’est autre que Wotan. C'est après
son passage que Siegfried trouve l'inspiration pour reforger l’épée.
Il faut pour cela un feu hors du commun. On pourrait presque penser que
c’est Wotan lui-même qui embrase la forge, imposant une fois de plus
sa loi à loge.
- Après sa victoire sur Fafner, Siegfried guidé par l’oiseau va vers
le rocher de Brünnhilde. Wotan lui barre le chemin. Car le dieu doit aller
jusqu’au bout de son projet. L’homme, le héros selon ses
vœux, doit maintenant remporter la vraie victoire, celle que
l’on obtient sur le plus fort. Le dieu sait que cette fois-ci sa
lance va voler en éclats ; ne l’a-t-il pas annoncé lui-même à Erda,
un instant plus tôt : « ...à l’éternellement jeune/ cède le dieu. »
(Siegfried acte III, scène 1). Et grâce à l’épée, et au sacrifice du
dieu, Siegfried va pouvoir traverser le cercle de feu.
Au
premier niveau d’interprétation, le plus immédiat, le plus aisé à
saisir, l’épée apparaît comme le symbole d’un contre pouvoir.
Allons maintenant plus loin vers un second niveau plus profond. Le plus
important chapitre de ce livre est consacré à la science. Le rapprochement
que nous allons tenter entre le contenu symbolique potentiel de
l’épée et certains concepts scientifiques n’est donc pas
fortuit.
J’insiste sur le fait que je ne prétends nullement définir un contenu
symbolique réel, pour l’épée comme pour les autres thèmes du Ring.
Pas plus que je ne crois à une réelle potentialité de ce contenu. Je me
livre simplement à une tentative de compréhension nouvelle des thèmes en
fonction des connaissances actuelles (ou plus modestement, celles que
j’ai pu appréhender). Je rapprocherais un peu la méthode de celle
utilisée par les commentateurs de textes bibliques ou même de ceux qui
mettent au goût du jour les prédictions de Nostradamus. A une notable
différence près : je ne crois nullement aux prophéties, et précisément je
ne cherche pas à interpréter l’œuvre de Wagner.
Considérons l’épée comme une nouvelle théorie ou plus globalement
comme un « nouveau paradigme ». Celui-ci prend naissance à
l’intérieur même du système dominant ( moi-même dominé par le
paradigme déclinant) qui accepte sa gestation tout en sachant pertinemment
que c’est sa propre fin qui s’amorce alors. Mais lorsque la
nouvelle théorie finit par émerger, il n’est pas rare qu’elle
soit taillée en pièces par ceux là même qui ont participé à son éclosion.
Car, le plus souvent, la nouvelle théorie n’est pas immédiatement
plus « performante » que celle qu’elle se propose de remplacer. Les
exemples historiques sont nombreux ; nous aurons l’occasion
d’en évoquer quelques uns dans la suite. La nouvelle théorie peut
être mise à mal, voire répudiée (la rotation de la terre et Galilée), mais
son contenu de vérité ne peut plus être occulté à partir du moment où il a
été mis en évidence. L’épée s’est rompue, autrement dit la
théorie a raté son entrée ! C’est qu’elle était encore trop
dépendante de ses origines. Il est vain de recoller les morceaux.
L’épée est réduite en poudre, puis refondue. La nouvelle théorie
nouvelle ne tiendra pas si elle est bricolée à l’aide de débris de
théorie dépassée. Elle ne prendra de consistance que dans la refonte des
notions de base. Réduite en poudre les notions de temps, d’espace, de
matière, d’énergie, pour que naissent les théories de la relativité
et la théorie quantique.
Maintenant l’épée est prête pour de nouvelles conquêtes. Elle peut
détruire l’ordre ancien. C’est la lance de Wotan qui vole en
éclats. Le nouveau paradigme fait donc naître un nouveau pouvoir. Mais ce
pouvoir est-il pour autant entre les mains de la science ? Malheureusement
non ! L’épée est entre les mains de Siegfried. Il va vers « Neidhöhl
», l’antre du dragon. Fafner, vautré sur son tas d’or, dont il
ne sait que faire, possesseur de l’anneau dont il ne sait utiliser la
puissance. L’or maudit, l’anneau maudit ; voilà ce que va
gagner Siegfried. Ce que permet l’épée, c’est la libération des
forces du mal, que d’une certaine façon, Fafner avait neutralisées.
Car il y a, rodant autour de Neidhöhl, Wotan , Albérich, et Mime, sachant
tous les trois que Siegfried ne s’intéresse qu’à
l’exploit, terrasser le dragon, se moquant complètement des
conséquences de ses actes, comme de l’or et de l’anneau..
L’épée est le moyen d’accéder à la puissance. Epée que seul
Siegfried est capable de manier. Siegfried ne cherche rien au-delà de ses
actes ; pas plus qu’il ne cherche à savoir pourquoi il a agi. Lorsque
Fafner, mortellement blessé, interroge le héros : « Qui es-tu fier garçon/
qui me frappa au cœur/ qui excita l’enfant/ à commettre ce
meurtre/ ce n’est pas ton cerveau qui conçut ton acte. » Siegfried
répond : « Je ne sais pas beaucoup/ pas plus qui je suis/ à me battre avec
toi/ tu m’encourageas toi-même ». Siegfried ne vit que dans
l’instant. Certes il manifeste sa tristesse de ne pas avoir de passé.
Mais ce manque ne l’atteint que superficiellement. Il est bien le
héros sans faiblesse que nul passé ne retient d’agir.
Mais ceux, qui dans l’ombre attentent l’issue du combat, ont
une conscience aiguë des enjeux. Ils savent ce que Siegfried ignore : la
puissance de l’anneau et de l’or. A-t-il, ce héros sans
attache, l’insouciance souveraine des génies de la science,
bâtisseurs de théories, uniquement préoccupés de leur combat, le combat
pour le savoir ? Y a t il autour de ces savants, tapis dans l’ombre,
ceux, qui incapables de comprendre, donc de manier les théories savent
cependant qu’elles peuvent donner accès à l’or et à la puissance
? La réponse n’est-elle pas évidente ?
Les jumeaux
C’est
un thème commun à de nombreux mythes. Lorsqu’ils sont frère et
sœur, ils ont des relations incestueuses. Pourquoi Wagner a-t-il
retenu ce thème ? On ne peut que suggérer quelques hypothèses :
- Cet amour brave l’un des tabous les plus puissants et les plus
universels ; c’est donc l’image de la passion la plus forte et
la plus vulnérable.
- C’est aussi l’image de la lignée qui se referme sur
elle-même. Le rêve de Wotan, évoqué de nombreuses fois dans cet ouvrage,
est de donner naissance au héros capable de reconquérir l’anneau.
Mais on peut presque dire que cette raison est un alibi. Wotan désire
surtout se perpétuer, échanger son immortalité contre la naissance
d’un sang neuf que n’atteint pas la fatalité du vieillissement.
Et surtout fuir la malédiction, tout en maintenant vivante sa volonté. «
Comment créer l'Autre/ qui ne soit plus moi/ et ferait de soi-même/ ce que
seul je veux » (La Walkyrie, acte II, scène 2). Mourir... ou, au moins,
céder la place en accédant à une autre forme de divinité, coupée de toute
responsabilité dans la gestion de l’univers. Que fait alors Wotan ?
Il engendre Siegmund et Sieglinde, de mère inconnue, une mère porteuse
dirait-on aujourd’hui, qui disparaît de tout état civil. Wotan est
donc le seul géniteur de la race des Walsüng. Siegmund doit encore trop à
ce qui n’appartient pas en propre au dieu. Il n’est pas le
héros attendu. Mais Siegfried, maintenant descend doublement de lui...
Wotan va plus loin ; Brünnhilde est sa fille à part entière, car Erda,
séduite ou plutôt violée par le dieu est la mère de tous, donc de personne.
L’union de Siegfried et de Brünnhilde, assure donc une pureté totale
à la lignée. Mais finalement le dieu échoue puisque nulle descendance ne
sera assurée ; l’union de Siegfried et de Brünnhilde demeurant
stérile.
L'arbre
Voilà
une autre constante des mythologies de tous les temps et de tous lieux.
Lien naturel entre le ciel et la terre, il est généralement le passage
d’un monde dangereux et périssable à un monde divin, éternel, protégé
des turbulences de la vie terrestre. Contentons-nous de quelques exemples,
glanés un peu au hasard.
M. Eliade (Images et symboles, Gallimard, page 51) :
- « Les sémang (tribu pygmées) disent qu’autrefois un tronc
d’arbre reliait le sommet de la montagne cosmique, le centre du
monde, avec le ciel... »
- « La capitale du souverain chinois se trouvait près de l’arbre
miraculeux “bois dressé”, Kien-mou, là où
s’entrecroisaient les trois zones cosmiques : ciel – terre -
enfer. » (Opus cité page53).
- « L’Inde védique, la chine ancienne, la mythologie germanique,
aussi bien que les religions primitives connaissent sous différentes formes
cet arbre cosmique, dont les racines plongent jusqu’aux enfers et les
branches touchent le ciel ». (Opus cité page 55) ; et l’on pourrait
continuer !
La présence de l’arbre est continue dans les mythes utilisés par C.
Lévi-Strauss dans les Mythologiques. Même si, dans le mythe de références
M1, il n’apparaît pas directement, mais sous la forme d’une
longue perche, au mythe M25, il est déjà question d’un grand arbre,
qui va jusqu’au ciel.. Je ne ferai qu’évoquer
l’œuvre de Frazer, en particulier Le rameau d’or, cycle
aussi vaste que les mythologiques, et qui nous entraînerait trop loin, vu
la richesse documentaire du contenu de ce vaste ouvrage.
La généralité de cette présence de l’arbre dans les mythes se
comprend aisément et n’est probablement que le reflet, d’une
part de sa présence universelle sur la terre, d’autre part de son
importance pratique dans la vie quotidienne. Même si l’arbre
symbolise le plus souvent l’équilibre du monde, sa destruction
n‘est jamais symbole de fin absolue, mais de coupure , de rupture, de
changement dans les rapports entre nature et êtres, d’ouverture vers un
nouvel ordre du monde. Tant que l’arbre est debout, les passages
d’un monde à l’autre sont toujours, sinon faciles, du moins
possibles. Après sa chute, il faut mourir pour changer de monde. Dans bien
des cas, la destruction de l’arbre engendre le règne de l’homme
comme être culturel. Coupé du ciel, l’homme doit construire, sur
terre son propre paradis, le monde de la culture, espace mental qui
emprunte à la nature, des objets pour les transformer, donc pour les
détruire en tant qu’objets naturels ; dans les mythologiques,
l’arbre qui se consume est à l’origine du cuit donc de la
culture. L’arbre support du feu, doit donc mourir pour assurer à
l’homme sa victoire sur le cru.
Il y a deux arbres dans la Tétralogie. Celui de la maison de Hunding où est
enfoncée l’épée avant qu’elle n’en soit arrachée par
Siegmund , et l’arbre du monde, le frêne mutilé par Wotan.
C’est ce dernier qui va nous intéresser et sur lequel nous allons
retrouver à peu près tous les traits évoqués plus haut.
« J’ai tissé jadis/au frêne du monde/quand grandes et fortes/ du
tronc naissaient/ les branches sacrées. » (Le Crépuscule des Dieux,
prologue). C’est la première Norne qui parle, celle qui avec ses deux
sœurs tisse le destin des dieux et des hommes. C’est donc cet
arbre qui unit primordialement les trois mondes, celui des dieux, celui des
hommes, et celui des forces chthoniennes dont Albérich est
l’archétype. Une simple blessure, infligée par Wotan, lorsqu’il
brise une branche pour y tailler sa lance, entraîne un long dépérissement
de l’arbre, puis sa mort. Pour ce que le texte nous donne à
comprendre, ce bris de la branche est en même temps rupture de
l’équilibre naturel, avènement du règne des dieux (en même temps que
l’amorce de leur déclin) et peut-être, naissance de la conscience de
Wotan. Plus précisément, ce que gagne Wotan c’est une conscience
séparée qui l’oppose au reste de l’univers. Il y a donc brisure
de l’unité de l’Être ; instauration d’une frange de néant
qui morcelle le monde, le faisant éclater en pluralités. Accédant à la
conscience Wotan découvre le néant comme ce qui le sépare maintenant de la
nature, mais également comme ce qui traverse son être. Il perd ainsi la
plénitude de l’Être. Vision du néant comme possibilité du non-être ;
c’est l’éternité qui s’effondre. « Si le néant peut être
donné, ce n’est ni avant, ni après l’être, ni d’une façon
générale, en dehors de l’être, mais au sein même de l’être, en
son cœur, comme un ver ». (Sartre, opus cité page 53). Ce ver va
ronger intérieurement Wotan, qui acceptera sa fin dans l’holocauste
nourri par l’Arbre qui avait été la source de sa puissance :
« Les débris pointus/ de la lance brisée, / Wotan les plongera/ dans le
cœur de l’ardent ; / un feu rongeant/ y flambera, / que le dieu
lancera/ dans les bûches entassées/ du frêne du monde. » (Le Crépuscule des
Dieux, prologue)
« La
langue vit. Les mots naissent, se déplacent, s’ennoblissent, se
pervertissent, dépérissent, meurent. La langue vit comme un grand arbre
dont les racines sont au tréfonds de la vie sociale et des vies cérébrales,
et dont les frondaisons s’épanouissent dans la noosphère. Il y a
certes les branches pratiques, utilitaires, techniques où les mots dénotent
et renvoient avec précision aux objets ou actes qu’ils nomment. Il y
a aussi les branches poétiques, où les mots bruissent, jouissent, ivres des
connotations qu’ils évoquent et invoquent les branches argotiques et
familières où les phrases s’ébrouent en liberté. Et dans nos vies de
tous les jours, dans nos conversations conviviales nous mêlons les
branches, les mots, et notre langue vulgaire est en fait d’une mixité
et d’une complexité inouïe ». Dans ce texte, E. Morin utilise la
métaphore de l’arbre en un sens qui suggère une autre vision du geste
iconoclaste de Wotan Le dieu mutile l’arbre. Sur l’une des
branches, il grave les runes, ses lois, donc son langage, qu’il se
propose d’imposer à l’univers. Par là ne met-il pas à mort ou
plutôt ne veut-il pas mettre à mort tous les autres langages ? Lois
morales, lois sociales, lois scientifiques, qui taillent, ajustent, forcent
au lit de Procuste, une réalité sans quoi insaisissable, ne mutilent-elles
pas la richesse indicible de la nature ? Car c’est par un langage
libre, sans règle ni contrainte que communiquent les trois mondes
mythiques. Un langage où tout est signifiant, d’une telle richesse,
qu’aucune conscience ne peut s’y retrouver autrement
qu’en décidant arbitrairement ce qui maintenant aura un sens.
Il s’agit d’une mutilation ; mais celle-ci n’est-elle pas
nécessaire pour que naissent la culture ? Dans la nature et son langage
multiforme tout est vrai dans la mesure où est vrai ce qui existe. En ce
sens Feyerabend, en affirmant que « tout est bon », prône un retour à la
nature, à sa richesse originelle, à ce soi-disant « âge d’or » où
l’absence de tout langage réducteur - dans la mesure où il impose un
choix - laissait l’être en contact direct avec la nature.
Il est pourtant bien évident que tout retour en arrière est parfaitement
illusoire. L’irréversibilité n’est pas seulement inscrite au
cœur des phénomènes mais dans les profondeurs de notre conscience. «
Comment arrêter la roue qui roule ? » demande Wotan s’adressant à
Erda. Mais ce qu’il voudrait, c’est remonter le cours du temps,
ce temps qui s’écoule depuis que sur sa lance, il a gravé les fameuses
runes : choix de langage que maintenant il regrette, puisqu’il
revient, comme tous les choix, à nier une partie de la richesse du monde,
celle qui devient d’autant plus désirable qu’on a perdu tout
moyen de la posséder ; choix cependant nécessaire à la conscience qui veut
comprendre.
Wotan trouve que le prix à payer pour l’accès à la conscience est
exorbitant Il est exorbitant, car la conscience c’est aussi celle de
la mort. C’est aussi celle du manque avec cette fatalité : toute
compréhension, infime soit-elle découvre, suscite, des interrogations plus
profondes, entraînant l'être à une course en avant qui ne s’achève
que dans la mort ou le désespoir.
L'oeil manquant
J’ai
évoqué plus haut le dieu borgne et l’échange mythique de
l’œil gauche. A l’intérieur du texte même du Ring, et
indépendamment du fait que le personnage qui incarne Wotan a généralement
un bandeau sur l’œil gauche, le dieu lui-même fait allusion deux
fois à son œil manquant:
- Dans la scène 2 de l'Or du Rhin, s’adressant à dire : « Pour faire
de toi ma femme/ un de mes yeux/ j’ai risqué dans mon ardeur »
- Lorsque Wotan est face à Siegfried ; dans un dernier effort, le dieu
tente de se faire reconnaître :
Siegfried : « Fait voir ta tête/ qu’est-ce que ce grand chapeau
?/.../ Mais il te manque un œil dessous. »
Wotan : « Grâce à cet œil/ qui me manque, tu peux/ apercevoir celui/
qui m’est resté pour voir. »
En nous en tenant strictement au texte de Wagner, nous n’apprenons
les circonstances de l’échange de l’œil qu’au
prologue du Crépuscule des Dieu :
« ... Un dieu hardi/ vint boire à la source/ d’un de ses yeux/ il
paya tribut éternel. »
Présenté de cette façon le texte est indéchiffrable ; d’autant plus
que les explications données par Wotan sont contradictoires
«
L’un de ces dieux, Odinn, est le magicien par excellence ; son
pouvoir, qui est sans limites dans tous les domaines, vient de cette
qualité centrale. Dans les batailles des hommes en particulier, il ne
combat pas, mais il n'en commande pas moins la victoire, immobilisant,
paralysant ceux qu’il a condamnés. Or cette science magique qui passe
toute science, il l’a acquise par un sacrifice, par une mutilation ;
il a déposé un de ses yeux charnels dans une source merveilleuse, en
compensation de quoi il a acquis le don de voyance ». Ce texte de G. Dumézil
éclaire l’origine de la puissance de Wotan qu’il nous fallait
autrement imaginer.
Pour voir au-delà des apparences offertes par la nature, pour percevoir la
vérité intérieure des choses et pouvoir les comprendre et les dominer, il
faut accepter de perdre sur la vision matérielle. Ainsi se gagne, selon les
mythes la capacité d’atteindre une connaissance supérieure, un réel
savoir. De ce point de vue, il apparaît que Wotan ment à Fricka et
qu’en la circonstance, il tente tout simplement de calmer son
courroux. Mais Fricka est-elle dupe ? Peut-elle ignorer l’épisode de
la source et les vraies motivations du dieu, elle qui semble le connaître
si profondément !
Par contre Wotan ne peut qu’être sincère devant Siegfried ; son désir
de puissance, qui l’a conduit au sacrifice de son œil, ne
l'a-t-il pas légué à son héros espéré qu’il a maintenant devant lui,
étranger à lui, plus qu’il ne le désirait!
Le dragon
Encore
une constante des mythes. Il faut au tableau de chasse de tous les héros,
au moins un dragon, Siegfried ne pouvait échapper à la règle !
Le dragon de la Tétralogie n’est qu’une apparence : c’est
la forme prise par Fafner, grâce au heaume magique le « Tarnhelm », pour
garder son trésor. Un trésor dont il ne peut même pas jouir. Ainsi, Fafner
possède l’anneau qui donne théoriquement un pouvoir absolu sur toutes
choses, l’or, symbole de richesse et de puissance, enfin le heaume
lui permettant de prendre n’importe quelle forme, et tout cela ne lui
sert à rien ! Ainsi le coup mortel que lui portera Siegfried sera pour lui
une délivrance. Fafner est en fait la deuxième victime de la malédiction
perpétrée par Albérich, avant même sa mise à mort. Fafner est le meurtrier
de son frère, avec qui il n’a pas voulu partager le trésor du Nibelung,
mais comme Albérich lui-même, il est avant tout une victime ; et Wagner ne
manquera pas de souligner ce trait en faisant mourir le géant avec une
grande dignité, celui-ci mettant même son meurtrier en garde (voir la scène
2, acte II de Siegfried). Trahi par Wotan qui ne respecte pas le premier
marché (Freia comme salaire pour la construction du Walhalla), il est
sacrifié par Erda qui conseille à Wotan de se débarrasser de l’anneau
maudit au profit des géants qui héritent ainsi de la malédiction.
Ce dragon
est un prédateur. Attirant à lui les imprudents par l’éclat de
l’or, il les dévore. Prédateur doublement pervers puisque, non
seulement il détruit les autres, mais ne tire de ses meurtres
d’autres profits que la perpétuation d’une vie parfaitement inutile
puisque figée et sans avenir. Le dragon suggère alors un symbole
d’une entité plus vaste qu’un individu. Fafner est vautré sur
son or, se nourrissant de tout ceux qui passent près de lui. Prédateur
exclusif d’une part d’univers qu’il s’est annexée, il
est l'image de tout pouvoir aveugle ne considérant plus son environnement
que comme un réservoir propre à assouvir ses seuls besoins. Image du
parasite qui ne donne rien en échange, qui ne peut donc à plus ou moins
longue échéance qu’être entraîné dans la mort, avec celle de ceux aux
dépens de qui il vit et se développe. Et partant, n’est-ce pas
l’image d’un état dominé par sa bureaucratie qui a oublié ses
finalités premières et devient un but pour lui-même ? Difficile de ne pas
penser aux bureaucraties de l’Est. D'abord une tête pour donner vie à
un corps... Puis la tête grossit, grossit et finit par oublier
qu’elle était pour le corps, et non pas le contraire. Nous avons
assisté, avec l’effondrement de l’URSS, à l’agonie d’un
monstre réduit à une seule tête. Mais comme le dragon « disparaît » au
moment de mourir, et donne le spectacle d’un individu plein
d’humanité qui agonise, l’entité URSS s'évanouit, nous donnant
à contempler le spectacle de l’agonie des hommes. Un niveau au-dessous,
il y a l’entreprise, entité qui pour survivre dans la jungle
économique doit se comporter comme un prédateur, se nourrissant du travail
humain, dévorant à l’occasion ses concurrentes. Mais lorsque à son
tour elle succombe, voit-on mourir autre chose que des hommes ?
Faut-il suivre C G Jung, et faire du Dragon, l'équivalent psychanalytique
de la Mère Terrible ? (Nattiez, opus cité page 251). Voici ce que dit Jung
:
« Or par son dialogue avec l'oiseau, Siegfried attire Fafner hors de la
caverne. Son désir de l'imago maternelle l'a opinément exposé au danger de
regarder en arrière, vers son enfance et vers sa mère naturelle qui se
transforme immédiatement en un dragon, menaçant de le faire mourir...»
Wagner a-t il été conscient de cette possible interprétation du symbole du
dragon ? C'est peu vraisemblable ; par contre la « démonstration » de Jung
bien que s'adaptant mal à la situation voulue par Wagner ne manque pas
d’originalité !
Le Feu
Les
grecs (plus précisément Empédocle) faisaient du feu l’un des quatre
éléments (avec la terre, l’eau et l’air). Aristote reprend la
doctrine d’Empédocle en ajoutant un cinquième élément : l'éther.
Aristote superpose aux éléments les « qualités fondamentales » : Le froid,
le chaud, l’humide et le sec, propriétés complémentaires reliant deux
à deux les quatre éléments :
|
Terre-------------> sec et froid
Eau---------------> froid et humide
Air----------------> humide et chaud
Feu---------------> sec et chaud
|
Chaque
élément est donc uni, en cercle, aux autres par l’intermédiaire de
leur propriété commune :
Ce
schéma présente une remarquable symétrie ; ce qui explique peut-être
l’importance qu’il a eue durant des siècles sur la pensée
scientifique. Les progrès dans la connaissance de la matière, prodigieux à
partir de Lavoisier conduisent à deux visions complémentaires :
- Un « éclatement » des quatre éléments originels en 92 éléments naturels.
- A la classification d’Empédocle correspondent aujourd’hui les
états de la matière : solide, liquide, et gazeux ; le feu, sous forme de
chaleur, devenant le principe de passage de l’un de ces états à
l’autre. Le schéma d’Aristote perd sa belle symétrie ; le feu
ne correspond plus qu’à l’axe froid-chaud. Quant à l’axe
sec-humide, il est lié aux états liquide et gaz. Dans le schéma ci-après «
feu » est synonyme de « apport de chaleur ».
L'étude
des éléments a été abandonnée à la chimie, et la physique n’a retenu
que deux concepts, matière et rayonnement. Si l’on se souvient, que
naguère encore le rayonnement était porté par l'éther, les rapports entre
les concepts aristotéliciens et les nôtres peuvent être schématisés de la
façon suivante:
|
Air & /
Eau / Mouvement
Terre / Matière
Feu / Energie
Ether / Onde
|
On
sait ce qu’il advint ; matière et onde ne sont plus que deux formes
complémentaires de l’énergie, ce qui ne laisse subsister qu’une
seule entité dans les sciences modernes - à titre de substance fondamentale
- l’énergie. Schéma réducteur qui éloigne la réalité sensible des
images concrètes que nous nous faisons de la matière. On parle maintenant
de « matière-espace-temps » pour désigner le concept de substance dont
serait constitué tout ce qui existe, et que l’on ne peut plus que
désigner au travers des théories
L’énergie étant aussi la chaleur, donc le feu, c’est faire la
part belle à Loge, qui finalement l’emporte dans le Ring, sur tous
les dieux, le Walhalla disparaissant, à la fin du Crépuscule des Dieux dans
l’incendie allumé par Brünnhilde.
Dans
la mythologie, le feu est personnalisé sous des formes variées participant
toutes plus ou moins au personnage de Loge. Les trois autres éléments
empédocliens jouent un rôle important dans le Ring, mais ne sont pas liés à
des personnages précis de la mythologie en général. L’élément eau est
lié évidemment au Rhin, et la terre à Erda, mais dans ce dernier cas, il
n’y plus qu’un rapport de mots ; en effet Erda est la « Mère »,
déesse de la terre, cette terre n’est plus l’élément
correspondant, mais la matrice universelle. Quant à l’air, on peut le
relier à l’espace où évoluent les hommes et les dieux, opposé aux
entrailles de la terre, lieu des forces chthoniennes (dans le Ring,
évidemment, Albérich et le peuple des Nibelungen).
C’est le personnage mythique de Loki qui a manifestement inspiré à
Wagner celui de Loge. Nous avons vu plus haut, Odhin, alias Wotan, en
compagnie de Loki, personnage ambigu, prompt à trahir, allié dont on doit
constamment se méfier, mais dont l’esprit inventif, la ruse est
nécessaire à la réussite des grandes entreprises. Dans la Tétralogie, Loge
est le dieu (plus exactement le demi-dieu) du feu, et le feu sous forme de
flammes. Il est dieu à forme humaine dans l'Or du Rhin, puis flammes au
troisième acte de La Walkyrie, soumis à Wotan qui lui ordonne de devenir
gardien du rocher de Brünnhilde. Toujours aux ordres de Wotan, il embrase
la forge où Siegfried va reforger Notung. Enfin, il devient feu
purificateur, rédempteur, dans la dernière scène du Crépuscule des Dieux.
Un autre personnage mythique incarnant aussi le feu a quelque rapport avec
Loge ; il s’agit de Agni, l’un des personnages du Rig Véda Sans
doute Agni n’a-t-il pas le caractère ondoyant, presque retors de
Loge, mais possède cependant des points communs avec lui.
Agni, par exemple, manifeste une opposition vis-à-vis des prêtres, mais en
même temps se retrouve en position de « patron des prêtres ». Le prêtre qui
se tient à coté du feu sacrificiel et qui l’utilise n’est que
le double, le délégué humain. Lorsque Wotan est avec Loge, c’est bien
ce dernier qui mène le jeu. Wotan semble commander, mais c’est loge
qui agit, qui domine la situation. Ce qui rapproche les deux
personnifications du feu, ce sont des aventures qui se ressemblent étrangement.
Indra est le roi des dieux, il occupe, dans les poèmes védiques(y compris
le Mahàbhàràta), la même place que Wotan. Indra tue le tricéphale Writra,
(qui est une sale bête) ; mais ce crime est un brahmaticide et Indra,
accablé « subit une diminution considérable ». Finalement il disparaît
laissant le monde dans la détresse. « La femme d’Indra [...]
s’adresse au dieu Brahmane, le chapelain des dieux, Brihaspati.
Celui-ci convoque Agni, le feu et le charge de retrouver Indra [...]. Feu
explore les parties de terre ferme et de l’air : point d’Indra
; “Entre dans les eaux” ordonne Brihaspati. Feu se défend :
l’eau est le seul élément où il ne puisse entrer, il mourra.
Brihaspati insiste, l’incante par des louanges et réitère son ordre.
Feu n’hésite plus “Je te ferai voir Indra ” dit-il, et il
se précipite dans l’océan, puis dans le lac où Indra est caché : et
fouillant les lotus, il y découvrit Indra au milieu des fibres (réduit à la
taille d’un atome). »
[ Indra, loué par tous retrouvera sa taille et sa puissance, contrairement
à Wotan que nous abandonnons à la fin du Crépuscule des Dieux, dans
l’incendie du Walhalla, dévoré par le feu qui là, au contraire permet
à Indra de retrouver sa puissance]
Considérons maintenant la quête parallèle de Loge. Celui-ci a promis à
Wotan de chercher, pour payer aux géants la construction du Walhalla, un
salaire digne d’être substitué à Freia : « Quand jadis les
bâtisseurs/ me demandèrent Freia/ tu le sais je n’y/ ai consenti/ que
parce que tu m’as promis/ de libérer le noble gage », rappelle Wotan
à Loge qui réplique « D’un soin extrême/ j’ai cherché... ». Et
Loge raconte :
« J’ai fouillé avec fièvre/ tous les recoins du monde/.../ Partout où
l’on vit et vibre/ dans l’eau, sur terre, et dans l’air/
j’ai beaucoup questionné,/ enquêté alentour/.../ Dans l’eau,
sur terre, et l’air/ nul ne veut se priver/ de femme et
d’amour. »
Loge occupe bien, vis-à-vis de Agni, une position homologue. Non pas
opposée aux autres éléments constituant l’univers, mais en complète
symbiose avec eux, puisque capable de les investir dans les moindres
détails. Agni retrouve Indra réduit à l’état d’atome et sauve
l’univers en rétablissant dans ses pouvoirs le maître des dieux. Ce
n’est certes pas pour retrouver, mais sauver Wotan , aussi maître des
dieux que Loge part à la rencontre des trois éléments ; il faut en effet
sauver Fréia, la sœur de Fricka qui a copieusement fustigé
l’inconséquence du dieu. Remarquons cependant que le premier départ
de la jeune déesse avait commencé à durement affecter les dieux : « Sans
les pommes/ vieux et gris/ tristes vieillards/ fanés, la risée du monde/
vous périssez, race des dieux ! », ironise Loge, heureux de tenir
maintenant, entre ses mains le destin des dieux et de l’univers. Il
est donc manifeste que la quête de Loge est bien identique à celle de Agni
: sauver Wotan et partant l’univers (celui ou domine les dieux).
La fin du Ring voit le triomphe de Loge. Il sera l’holocauste
grandiose qui commençant à détruire le palais maudit de Gunther gagnera le
Walhalla ; les flammes partant du bûcher de Siegfried et de Brünnhilde .
Cette fin relative du monde, qui est en fait la fin d’un monde, dans
le feu n’est guère originale, puisque c’est une constante des
récits mythiques. Par exemple :
« Alors Surtr lancera le feu sur l’univers, le soleil s'obscurcira,
les étoiles tomberont, la terre s’enfoncera dans la mer...Mais au
désastre succédera un renouveau... ».
En mettant en scène la fin d’un certain monde, celui où les dieux
dominaient, Wagner renouvelle l’eschatologie ; même si les hommes
restent muets et désemparés devant l’incendie du Walhall, ils sont
maintenant maîtres de leur destin, avec cependant toujours la même menace,
Albérich protagoniste divin du drame survit au désastre. Certes l’or
est retourné au fleuve et le fils humain du Nibelung, Hagen a été entraîné
avec l’anneau ; mais finalement tout est en place pour un nouveau
cycle. Wotan et les dieux se consument au Walhall, mais le démiurge règne
toujours sur L’univers et pourrait bien finir par s’ennuyer.
Car a-t-il le pouvoir d’anéantir le temps et l’espace
qu’il a créé ? Et un temps infini, plonger dans la contemplation et
la méditation n’est peut-être pas plus facile à supporter pour un
homme que pour un dieu.
Loge
triomphe en cette fin du Crépuscule des Dieux, alors qu’à la dernière
scène de La Walkyrie, il doit se soumettre à la volonté de Wotan : « Loge,
écoute/ écoute moi bien/.../ Je te charme aujourd’hui/ monte vers
moi, flamme ardente/ entoure-moi le rocher/ Loge ! Loge ! A moi ». Il est
cependant remarquable de constater qu’il y a entre les deux scènes
une symétrie qui n’est pas immédiatement évidente. A la fin de la
Walkyrie, c’est Wotan qui demande à Loge de protéger le rocher de
Brünnhilde. A la fin du Crépuscule des Dieux, c’est Brünnhilde qui
l’envoie vers le Walhall : « Retourner, corbeaux!/.../ au rocher de
Brünnhilde / passez / Loge qui toujours y flamboie/ renvoyez-le à Walhall !
/ Car voici / le Crépuscule des Dieux. / Et je jette le feu/ dans le burg
du Walhall ». Il ne faut pas voir là une vengeance de Brünnhilde, bien au
contraire ; ainsi se trouve réunis par le feu purificateur les trois héros
du drame wagnérien.
« Le paradis est d’autant plus inaccessible qu’il est entouré
d’un cercle de feu, ou ce qui revient au même, que son entrée est
gardée par des anges au glaive enflammé. Dieu a rejeté l’homme du
paradis qu’il a entouré de feu afin que l’homme n’y pût
avoir accès ». M. Eliade poursuit en comparant « le feu purificateur des
traditions chrétiennes qui entoure le paradis avec la maîtrise du feu des
chamans...on remarque au moins une note commune : dans un cas comme dans
l’autre, traverser impunément le feu c’est le signe qu’on
a aboli la condition humaine. » (Opus cité, page 91)
Siegfried traverse le cercle de feu, devient l’égal des dieux, après
avoir vaincu leur maître. Le paradis qu’il va connaître est celui de
l’amour de Brünnhilde. Union charnelle d’abord, hors des
flammes, puis spirituelle, dans les flammes. Le feu scelle non seulement
l’amour de Siegfried et Brünnhilde, mais celui du dieu et de sa
fille... et aussi celui de Wotan pour son héros. Loge au sommet de sa
gloire.
Le chant de l'oiseau
Au
deuxième acte de Siegfried, le héros est devant Neidhöhl, l’antre du
dragon ; mime s’est éloigné, Siegfried reste seul, ce sont les
murmures de la forêt...il rêve:
« Comment était mon père/.../Mais comment donc pouvait être ma mère? /.../
Ah ! J’aimerais tant/ fils, voir ma mère/ une femme des hommes ! »
Et un oiseau se met à chanter, juste au-dessus de lui. Siegfried tente un
vain dialogue, avec un roseau d’abord, puis avec son cor...Mais : «
Ha ha ! C’est charmant/ ce que ma chanson m’a fait venir ! / En
voilà un drôle de copain ! ». C’est Fafner, le géant, transformé en
un serpent dragon qui avance vers lui. Bref dialogue. Siegfried tue le
dragon. En retirant Notung du corps du géant la main du héros touche le
sang ; « Le sang brûle comme le feu », s’écrit Siegfried ; et il
porte sa main à sa bouche... et il comprend alors le chant de
l’oiseau.
« Soulignons ce fait : l’amitié avec les oiseaux et la connaissance
de leur langue représentent un syndrome paradisiaque. In illo tempore,
avant la chute, cette amitié était constitutive de la condition humaine
primordiale ». L’auteur étudie, dans ce texte des pratiques
chamaniques attestées dans de nombreuses communautés primitives. En fait
d’animaux il s’agit le plus souvent d’oiseaux. Plus haut,
dans le même ouvrage (page 81-82), on peut lire : « Le chaman imite,
d’une part le comportement des animaux et d’autre part, s’efforce
d’imiter leurs cris, surtout des cris d’oiseaux [...] En
général, le chaman parle durant la séance, avec une voix aiguë, une voix de
fausset, voulant marquer par là, que ce n’est pas lui qui parle, mais
un esprit ou un dieu ». Deux remarques sont à faire concernant ce texte :
- La soprano qui chante l’oiseau durant cette scène de ce deuxième
acte de Siegfried, a bien une voix aiguë,
- On peut raisonnablement penser que c’est en fait Wotan qui prête sa
voix à l’oiseau, ou tout au moins qui inspire celui-ci. Non seulement
Wotan a tout fait pour assurer la victoire de Siegfried sur Fafner ; mais
il entr’ouvre pour lui le monde du divin. Ainsi, le dieu, pour ne pas
se couper complètement de ceux qui sont chers à son cœur, les réunit
en faisant faire à chacun d’eux la moitié du chemin : Siegfried vers
les dieux, Brünnhilde vers les hommes.... Avant que tous les trois ne se
retrouvent en un lieu que ne connaissent ni les dieux ni les hommes.
Les philtres
A ceux
qui cherchent à faire le compte des invraisemblances qui émaillent la
Tétralogie, les deux épisodes où Siegfried est victimes de philtres sont à
ajouter à la liste. Mais nous sommes au théâtre où le sens ne se noue
qu’au niveau symbolique. Rien n’étant réel, à l’exclusion
des sentiments, c’est seulement à ce niveau que la cohérence doit
être respectée.
Comme dans tous les opéras de Wagner, le temps n’existe pas dans la
Tétralogie. Seul a une réalité le présent ; les événements du passé se
situant tous dans un même plan, comme ces miniatures anciennes qui ne
présentent aucune profondeur de champ. La seule dimension temporelle
qu’il est nécessaire de respecter est celle qui permet de comprendre
l’évolution des sentiments des personnages. Or Siegfried doit
successivement, et sans pratiquement que le temps ne s'écoule, oublier,
puis retrouver le souvenir de Brünnhilde . Et il fallait que ce soit là
l’œuvre de Hagen. Celui-ci a-t-il un plan avant que
n’arrive Siegfried au palais des Gibichungen ? Tout le laisse à
penser, mais on peut aussi imaginer que le fils d’Albérich est
inspiré au cours de l’action par son père, exactement comme Siegfried
par Wotan, puisque manifestement le dieu et le Nibelung s’affrontent
par descendants interposés. Qu’importe, car ce qui compte pour nous,
ce sont les actes de Siegfried (relativement aux philtres). Il quitte
Brünnhilde sur les instances de la Walkyrie elle-même :
« Pour d’autres exploits/ héros très cher/ t’aimerais-je, ne
te/ laissant pas partir ? » lui dit-elle dans un élan d’amour au
prologue du Crépuscule des Dieux. Et Siegfried se retrouve au palais de
Gunther, là où précisément l’attend Hagen. S’agit-il de magie ?
Pas du tout, Gunther est un roi puissant, et Siegfried qui rêve
d’exploit, trouve là un ennemi digne de sa valeur ; c’est donc
par ses paroles que Siegfried salut Gunther : « Partout, au pays/ on te
vante : / battons-nous donc/ ou soit mon ami ! » (Le Crépuscule des Dieux,
acte I, scène 2). Gunther n’a guère envi d’en découdre avec un
adversaire dont il connaît la valeur, et surtout qui peut, suivant le plan
de Hagen que celui-ci lui a dévoilé avant l’arrivée du héros,
l’aider à conquérir la Walkyrie toujours prisonnière du rocher ; Le
roi répond donc simplement à Siegfried : « Laisse le combat/ Sois le
bienvenu ». Et la gloire tourne la tête au héros ; celui-ci succombe aux
flatteries de Gunther, « Là où tu marches/ ce que tu vois/ considère-le
comme tien : tien est mon héritage », qui par ces mots lui offre quasiment
son royaume.
Il y a aussi les flagorneries de Hagen qui l’accueille par un « Salut
! Siegfried, héros bien-aimé » et prétend « Je ne t’ai reconnu/
qu’à ta force ». Hagen fait boire à Siegfried le philtre
d’oubli. Mais ce n’est là qu’un artifice symbolisant les
conséquences de la vie publique du héros sur son comportement ; un
raccourci simulant l’oubli qui frappe tous ceux qui abandonnent les
artisans de leur réussite. Siegfried livre Brünnhilde à Gunther,
s’éprend de Gutrune (la sœur de Gunther). On connaît la suite,
Hagen celui qui amène tous les protagonistes du drame à se trahir à tour de
rôle, s’érige en justicier. Victime elle aussi du piège à plusieurs
détentes tendu par Hagen, Brünnhilde révèle au fils du Nibelung le secret
dont il avait besoin ; le point faible de Siegfried. « ... Si tu frappais
son dos/ Jamais, je savais/ il ne fuirait, / à l’ennemi
n’offrirait son dos/ que je n’ai donc pas béni ». Et Hagen
répond : « C’est là que ma lance le frappera ! ». Hagen, le fourbe,
sans faiblesse lorsqu’il s’agit de faire le mal, à le droit
avec lui. Brünnhilde a publiquement accusé Siegfried de parjure et celui-ci
a dû pour se défendre et défendre l’honneur de Gunther, jurer de sa
bonne foi sur la lance de Hagen : « Arme claire/.../ Aide de mon éternel
serment/.../si la mort doit m'atteindre/ toi... atteint-moi/ si la femme
dit vrai... ». Les règles morales qui régissent l’univers ressemblent
étonnamment à celles qui dominent nos sociétés modernes, elles ne
connaissent ni le bien ni le mal (même si elles essaient de faire croire le
contraire, mais imposent le respect des serments et des traités. Hagen, le
méchant, devient donc le justicier ; qu’il soit l’instigateur
du crime ne compte pas. Siegfried a trahi, il doit payer son crime.
Mais la justice de ces temps immémoriaux exige, comme la plupart du temps
celle de nos jours, les aveux du coupable pour pouvoir condamner... Il faut
donc que Siegfried raconte publiquement la véritable histoire des ses liens
avec la Walkyrie ; et pour cela, il lui faut retrouver la mémoire.
C’est alors la scène 2 de l’acte III du Crépuscule des Dieux.
Mettant à profit un moment de repos durant la chasse qui a été organisée
spécialement pour tuer le héros, Siegfried, habilement manœuvré par
Hagen, commence à conter ses exploits ; alors Hagen lui offre un second
breuvage, effaçant les effets du premier... Et : « ...Je lui défis /
splendide le casque / hardi, mon baiser l’éveilla / de quelle ardeur
m’entoura / le bras de la belle Brünnhilde ! ». Officiellement,
Siegfried est un parjure, l’univers en est témoin et ne peut que
laisser à Hagen le soin de venger l’offense. Celui-ci plonge sa lance
dans le dos du héros.
Le heaume magique, le Tarnheln.
A
l’instar des philtres le heaume est également un artifice théâtral.
Forgé par Mime sur les plans d’Albérich, le heaume a deux vertus :
rendre invisible celui qui le porte et lui permettre de prendre
n’importe quelle forme. Le heaume a été conçu par Albérich grâce à
l’anneau, il a donc, en quelque sorte hérité de la malédiction de
l’amour. Bien utilisé c’est un instrument absolu de pouvoir et
d’oppression. C’est bien l’usage qu’en comptait
faire Albérich, d’abord avec les Nibelungen son peuple, pour se faire
la main, avec toutes les créatures de la terre ensuite. En effet, le heaume
donne bien les deux conditions nécessaires (et sans doute suffisantes) de
tout pouvoir absolu : Voir sans être vu, posséder une puissance non
immédiatement visible, c’est-à-dire qui permette de donner le change
auprès de ceux qui sont nécessaires à la consolidation du pouvoir et qui
ont besoin de croire qu’ils sont aussi forts.
Mais comme l’anneau, le heaume va immédiatement se révéler catastrophique
pour son possesseur, donc également maudit :
- Albérich va perdre l’anneau parce qu’il utilise mal le heaume
(il se transforme en crapaud que Wotan n’aura aucun mal à capturer.)
- C’est parce que Fafner, grâce au heaume se transforme en dragon qu’il
tombe sous les coups de Siegfried (le seul, parmi les ennemis potentiels de
Fafner, capable de le tuer ; le seul à ne pas convoiter l’or !).
- Le heaume permet à Siegfried de trahir Brünnhilde, qui elle même victime,
le trahira à son tour.
Par les motivations qui ont poussé Albérich à le créer, le heaume était
bien destiné à être aussi maudit. Il apparaît comme le symbole de la
duplicité et de la perfidie de tout pouvoir ; et de la malédiction que
porte en lui tout pouvoir. L'histoire nous en donne une preuve continue,
elle qui a toujours été du coté du pouvoir, de tous les pouvoirs.
Le héros.
Un bon
héros, un vrai héros, est un héros mort. Avec son Walhall, Wagner nous en
donne la preuve ; C’est parmi les morts que Wotan compte recruter les
vaillants combattants pour sa lutte finale. Et de fait, les héros vivants
sont, soit dangereux, soit embarrassants. Certes ils servent en de
nombreuses circonstances, en particulier quand une nation a besoin de chair
à canon, mais sont aussi très gênants lorsque leur utilité n’étant
plus évidente, ils se considèrent comme insuffisamment reconnus et fêtés.
Un héros vieillissant veut trop souvent toucher les dividendes de ses
sacrifices, alors que souvent aussi, rien n’est prévu pour.
Siegfried est-il l’archétype du héros ? Seulement d’un certain
type de héros : celui qui gagne, dont le mérite est universellement
reconnu, et qui ne peut aussi que susciter haine et rancœur. Car
s’il y a héros, il y a victoire, et s’il y a victoire, il y a
des vaincus. Et puis, il y a les jaloux !
Siegmund est l’image du héros malheureux ; valeureux, courageux au
combat, mais à qui la victoire ne peut pas sourire car il a enfreint les
tabous les plus puissants, ceux sur lesquels repose l’équilibre
social. Il n’y a pas seulement l’inceste, il y a aussi
l’hérédité : les jumeaux sont nés d’un adultère, et la faute
qu’on ne peut faire payer directement au père qui est le maître,
retombe alors sur la tête des enfants
A ces deux types de héros s'opposent les « antihéros », respectivement
Hagen et Hunding. Ce sont eux qui abattent les héros, dans les deux cas ils
sont les « hérauts » de la morale et de l’ordre social. Et puis, il y
a les autres, les héros de deuxième ordre, désignés au hasard des
batailles, morts comme êtres humains, mais recyclés pour faire les troupes
d’élites du Walhall. Héros potiches, en réserve du grand combat pour
la justice et le bon droit ; pour la vérité et la lumière ; bref, les
éternels cocus de l’histoire. Servant de modèles aux vulgaires en
manque d’actes héroïques ; des petits héros à qui on peut ressembler,
mais qui sont aux héros majeurs ce que les vertueux sont aux saints. Petits
héros et vertueux forment les bataillons, gardiens de l’ordre établi,
ce sont les bons par définition. Au service d’ambitieux qui ne pensent
qu’à eux-mêmes, car ils méprisent ceux dont ils se servent, tout ce
petit monde court joyeusement au sacrifice, poussés un peu si
l’ardeur est insuffisante aux yeux des maîtres.
Le Vrai héros ne sert, lui que sa propre cause ; il n’a de maître que
lui-même. Il est le modèle à ne surtout pas imiter. La plupart du temps, ce
n’est qu’un petit héros qui a eu la chance ou
l’opportunité de se libérer, au bon moment de ses entraves ; trop
tôt, il est puni et plus personne n’entend parler de lui ; trop tard,
il est récupéré, et ne peut plus échapper à l’image utilitaire
qu’on a donnée de lui. Le vrai héros ne veut devoir qu’à
lui-même sa valeur, ses victoires ; il ne veut avoir de compte à rendre à
personne et refuse de voir ses victoires profiter à d’autres.
C’est en ce sens que Siegfried est bien l’archétype du vrai
héros. Il ne ressoude pas Notung ; il réduit en poudre l’arme léguée
par son père, fond le métal, puis forge lui-même ce qui deviendra son épée,
ne devant son tranchant qu’à son propre travail ; toujours Notung,
certes, mais qu’il n’a pas reçu, mais recréée.
Le vrai héros ne sert la société que par le hasard des circonstances. Pour
lui, pas de chantage à l’immortalité qui compte ; la liberté de son
personnage lui est aussi chère que la liberté de sa personne
Lorsque Wotan se présente à Siegfried qui s’approche du rocher de
Brünnhilde, tente désespérément de se faire connaître du jeune héros, et se
livre avec lui au jeu des questions, le dialogue illustre ce qui est dit
plus haut :
Wotan : Qui t’a dit / de chercher le rocher ? / Qui d’aspirer à
cette femme ?
Siegfried : Ce fut un chantant / oiseau des bois/ qui me donna la nouvelle
Wotan :... Comment as-tu pu / comprendre son chant ?
Siegfried : ce fut le sang / d’un sauvage dragon....
Wotan : Tu as tué le géant, / mais qui te poussa/ à combattre le dragon ?
Siegfried :... le dragon m’excita lui-même ; / il m’ouvrit son
énorme gueule.
Wotan : Qui fit l’épée/ dure, tranchante, / à quoi le plus fort
succomba ?
Siegfried : Je l’ai soudée moi-même / le forgeron ne savait pas/ je
serai rester sans épée.
Wotan : Mais qui fit/ les puissants morceaux/ dont toi tu fis ton épée ?
Siegfried : Je n’en sais rien!...
Laissons l’idée, sur laquelle nous reviendrons, d’un conflit
entre les générations qui est ici manifeste pour ne retenir que
l’illustration du mythe du vrai héros. Car il s’agit bien
d’un mythe qui n’a sans doute jamais été aussi fort
qu’aujourd’hui.
Le dialogue précédent se poursuit, et la colère de Siegfried monte : «
Peux-tu m’indiquer le chemin? / parle : / si tu ne peux pas, ferme ta
gueule ! » Et lorsque Wotan tente un ultime argument, déjà cité : « De
l’œil qui à moi / comme second me manque/ tu vois toi-même celui
/ qui m’est resté pour la vue... », Siegfried éclate d’un rire
dévastateur, « ... Montre-moi le chemin/ à rien d’autre / tu ne me
sers : et puis va t'en toi par le tien ; / sinon, je te fais sauter ! ».
Pourquoi Siegfried, le vrai héros devrait-il à quiconque manifester de la
reconnaissance puisqu'il doit tout à lui-même. Wotan a au contraire la
certitude que Siegfried lui doit tout, ce qui d’une certaine façon
est exact, mais cela ne lui sert à rien ; et cela aussi c’était la
volonté de Wotan.
Mais le vrai héros doit mourir pour « qu’en lui-même enfin
l’éternité le change ». Il doit donc avoir un point faible. Tel
Achille, et peut-être tous les héros, la faiblesse de Siegfried lui viendra
d’une femme. On sait que Thétis, mère d’Achille plonge celui-ci
dans le Styx, pour le rendre invulnérable, mais le tenant par le talon,
laisse cette partie du corps hors de l’eau. Symbole de la faiblesse
du héros qui ne peut couper complètement le lien à la mère. Siegfried est
obsédé par l’absence de souvenir de sa mère. Il interroge Mime qui ne
répond qu’en soulignant son propre rôle de mère, puisqu’il a
élevé Siegfried, ce qui exaspère celui-ci. Mais nulle faiblesse de ce côté.
Par contre au troisième acte de Siegfried, devant Brünnhilde endormie,
l’image absente de sa mère s'impose à lui parce qu’il connaît
(enfin) la peur :
« Un charme brûlant/ m’empoigne le cœur/.../ où est mon salut, /
qui peut m’aider? / Mère ! Mère ! / Pense à moi-/.../Serais-je lâche
? / Est-ce cela la peur ? / Oh Mère ! Mère ! / Ton enfant hardi ! / Une
femme dort devant lui/-qui lui a enseigné la peur ! »
Ce n’est donc pas le souvenir de sa mère qui cause la faiblesse de
Siegfried , mais au contraire, sa faiblesse devant la femme qui ranime en
lui le souvenir de l’éternelle absente, celle qui pour lui, n’a
jamais existé.
C’est
Brünnhilde qui relativement à la faiblesse de Siegfried va jouer le rôle de
mère. Thétis tient son enfant afin qu’il ne soit pas englouti dans le
fleuve ; amour d’une mère qui se refuse à rompre totalement le cordon
ombilical ? Ou simplement nécessité biologique ; car enfin Thétis
pouvait-elle lâcher prise sans noyer son enfant ? Brünnhilde est moins
pardonnable : Elle ne rend pas le dos de Siegfried invulnérable, car : «
...jamais, je savais / il ne fuirait, / à l’ennemi n’offrirait
son dos : / que je n’ai donc pas béni ». Brünnhilde avait eu la
délicate attention de ne pas révéler à Siegfried les charmes qui le
protégeaient : « tout ce que l’art put m’enseigner/ à
l’abri du mal mit son corps / sans qu’il s’en doute, mes
charmes sûrs/ de toute atteinte l’ont fait sauf ». Crainte de la
femme aimante, de diminuer, dans le cœur de son héros, la valeur de
ses propres actes ; à vaincre sans péril... Brünnhilde ne connaissait pas
l’existence des lâches. Pourtant avec Hunding, et même avec son
propre père, elle avait été à bonne école.
Siegfried, héros de la joie et de la lumière, Hagen héros triste des mondes
froids et ténébreux : « ...pâle, vieilli avant l’âge, / je hais les
joyeux, / dont jamais je ne suis ! ». En fait c’est presque à
contrecœur, résigné à son horrible destin, que le fils du Nibelung s'apprête
à affronter le héros de la lumière. Car c’est un destin de traître
qu’il lui faut assumer. Le lâche frappe par-derrière, mais celui qui
affronte par-devant un ennemi invincible n’est-il pas un imbécile ?
Lâche, indigne, dit-on de celui qui fuit et tente de frapper son ennemi
par-derrière parce qu’il se sait inférieur. Mais que dire de celui
qui connaît sa supériorité et qui engage un combat dont il sait qu’il
sortira victorieux ? N’est-il pas facile d’être courageux
lorsqu’on se sait le plus fort ! Et qui plus est, invulnérable.
Une société peut-elle se passer de héros et d’anti-héros ? Rien
n’est moins sûr. R. Girard développe une thèse à laquelle il me
paraît difficile de ne pas souscrire. L’auteur considère que les
sociétés s’élaborent sur le concept de « victime émissaire », qui
aurait comme fonction d’évacuer vers l’extérieur la violence
engendrée par la crise mimétique. La crise mimétique déclenche la violence
lorsque des individus de même rang social désire le même objet et entre en
conflit pour sa possession. La désignation de la victime émissaire, prise
aussi bien à l'intérieur du groupe qu’à l’extérieur, focalise
les rancœurs, les jalousies, et permet aux frères ou aux alter ego en
conflit de faire front contre l’ennemi commun, celui par qui sont
censés arriver les maux qui accablent la cité. L’idée n’est pas
neuve puisque c’est le thème du bouc émissaire que nous retrouvons.
Ce qui fait l’originalité de la thèse de R. Girard, c’est
d’y voir un principe fondateur des sociétés. Nous reviendrons sur ce
thème dans le § suivant, à propos d’Albérich. Mais dès maintenant il
n'est pas difficile de voir que la notion de victime émissaire peut nous
permettre de mieux comprendre certains thèmes du Ring. L'anti-héros est une
victime toute désignée, mais le héros peut très bien ne pas échapper à la «
condamnation » ; nous en avons la confirmation avec les amants malheureux
Siegmund- Sieglinde d’abord, mais aussi avec le couple Brünnhilde.
Héros et anti-héros tombent l’un et l’autre pour emporter avec
eux les péchés du monde ; mais la postérité ne les traitent pas de la même
façon. Le héros est toujours blanchi des fautes ou des crimes qui ont causé
sa perte. L’anti-héros reste au ban de l’histoire. On valorise
même les erreurs du héros, on gomme tous les aspects éventuellement
positifs de l’anti-héros.
Le culte du héros est probablement, l’un des plus lourds fardeaux que
l’humanité ait à traîner ; et sans doute, pour toujours, car rien ne
semble pouvoir atténuer l’importance sociale qu’on lui donne .
Dans une civilisation où l’argent est devenu la valeur suprême,
peut-être maintenant la seule valeur, il suffit de couvrir d’or le
héros afin de lever tout doute sur sa valeur exemplaire. Il faut que le
héros soit riche afin que soit respectée la morale de l’homo-économicus.
Il existe bien un marché parallèle de la valeur, mais qui ne concerne plus
qu’une fraction négligeable de la société. Il s’agit donc
d’un phénomène marginal qui ne mérite plus guère d’attention.
Albérich
Le
nain haineux, laid, difforme, aspirant à la domination, à la puissance -
tenant en esclavage l’infortunée race des Nibelungen, son peuple -
vivant dans les ténèbres, ennemi de ce qui est bon et sage, ennemi de la
lumière et des dieux..
Voilà qui a le mérite d’être clair : d’un côté, le dieu, avec
la beauté, la lumière, la loyauté ; de l’autre le nain, laid,
ténébreux, fourbe. Le combat peut s’engager, nous sommes tranquilles.
Et pourtant ! Wagner va nous administrer la preuve que le bien n’est
pas aussi facile à discerner du mal qu’on le croit généralement.
Mais d’abord qui a décidé de ce curieux partage ? Y avait il, aux
temps immémoriaux une seule race constituée d’individus auxquels le
démiurge avait attribué les mêmes qualités, les mêmes espaces de vie ? Ou
ce même démiurge, capricieux et espiègle s’était-il amusé à combler
les uns et réduire les autres au plus sordide sort. N’est-il pas
préférable de croire en un dieu aveugle, tâtonnant dans sa création,
faisant par maladresse le pire, mais connaissant de somptueuses réussites,
engendrant le meilleur. Ou encore, contraint à respecter un équilibre
rigoureux, ne pouvant créer le meilleur quand faisant simultanément le
pire, sans que sa volonté y puisse rien.
Qu’importe finalement le résultat est là: Wotan a hérité d’un
monde de lumière, il est servi par Fréia, déesse dispensant aux dieux les
pommes d’or, donnant l’éternelle jeunesse. Albérich relégué
dans les ténèbres, disgracieux, condamné à maintenir ses frères en
esclavage.
Et le
gnome se fait draguer par les jolies mais totalement sottes nymphes du Rhin
; ce n’est que dérision. Les belles l’une après l'autre
tortillent du cul devant le malheureux Albérich ; excité puis repoussé avec
mépris. Celui-ci voit alors naître la lumière, de l’or brillant,
joyau réserver à ceux qui vivent « en haut ». Le démiurge (manifestement,
le capricieux, l'espiègle) a conçu un jeu assez stupide: N’importe
quel passant, ébloui par l’or peut non seulement en devenir
l’unique maître, mais gagner en plus le pouvoir de construire avec
cet or un anneau assurant la toute puissance à son possesseur. Il suffit
pour cela de renoncer à l’amour. Cela tombe bien pour Albérich qui
vient de subir un cuisant échec, Et qui compte tenu de son physique
n’a pas grand chose à espérer dans le domaine du cœur. Comment
ne pas lui donner raison au bougre lorsqu’il s’écrit,
s’adressant à l’or : « Je gagnerais/ le monde entier grâce à
toi, / Renonçant à l’amour, mais par ruse obtenant le plaisir ? ». Et
le méchant s’empare de l’or, riant de l’ingénuité du créateur.
«
Là-haut dans les nues/ vivent les dieux/ Walhall est leur palais. / Wotan,
Albérich blanc, règne sur eux, / Albe de lumière ». (Siegfried, acte I.).
C’est Wotan qui parle, et le moins qu’on puisse dire
c’est qu’il fait preuve de lucidité. De Wotan et
d’Albérich, l’un est blanc, l’autre est noir ; mais
sont-ils si différents ? Et ce qui les sépare n’est-ce pas seulement
leur position ?
- Albérich est laid, mais Wotan est borgne (et sans doute plutôt castré) ;
- Albérich tient le peuple des Nibelungen en esclavages, mais Wotan ne
considère les hommes que comme un troupeau de bêtes promises à
l’abattoir : « ...des héros/ que dominateurs nous tenions sous nos
lois/ des hommes dont nous avions/ vaincu le courage/ liés à nous/
d’obéissance aveugle/ par des liens trompeurs : de troubles traités
». (La Walkyrie, acte II, scène 2.)
- Albérich est fourbe ; mais Wotan lui vole, par ruse, l’anneau dont
il est quoiqu’on dise le légitime propriétaire. Il a en effet conquis
l’or au terme d’un marché parfaitement clair.
- Albérich maudit l’amour ; mais Wotan délaisse et trompe Fricka, sa
propre femme, puis viole Erda, la mère du monde.
- Albérich convoite l’anneau, Wotan lui vole par convoitise.
- Albérich par ruse séduit Grimhilde, mère de Gunther, pour donner
naissance à Hagen, dont il espère faire l’instrument de sa vengeance
; Wotan unit le frère et la sœur pour donner naissance à celui qui
pourra reconquérir l’anneau.
Noir Albérich, blanc Albérich ; noir Wotan, blanc Wotan. Mais les
individus, au fond d’eux-mêmes ne sont-ils pas identiques ? Comme
dans tous les mythes, l’opposition bien-mal est totalement
artificielle, chaque individu réel étant un complexe de qualités que
l’on rencontre chez tous.
Pour Wotan, le doute n’est pas permis. Il n’y a pas
ressemblance, mais complète opposition ; il trahit cependant sa pensée
profonde en utilisant, devant Mime l’expression, pour se qualifier
lui-même de « blanc Albérich ». Et pour nous-mêmes ? Aurions-nous supporté
que Wagner affirme : « Albérich nous ressemble à s’y méprendre ». La
vérité n’était-elle pas que Albérich est tout simplement la « victime
émissaire », telle que nous désirons la comprendre, et telle qu’elle
est pour Wotan. Nous allons donc maintenant prendre le parti
d’Albérich, non pas parce qu’il mérite d’être défendu,
mais parce que, à l’instar de toutes les victimes émissaires, il
n’est pas plus coupable que les autres ; et certainement plus
excusable de ses fautes que les autres.
Donc Albérich se retrouve légitime possesseur de l’or du Rhin ; comme
d’autres sacrifient leurs loisirs, leur vie à une passion, il
sacrifie ce que personne au monde n’a voulu sacrifier avant lui :
l’Amour (avec un grand A, le pur Amour, libéré de la vulgarité de
l’empire des sens). Mais Albérich, nain difforme, disgracieux,
physiquement et moralement, n’était-il pas déjà sacrifié ? Est-ce lui
qui renonce à l’amour ou l’Amour qui le fuit désespérément ?
L’or pourrait très bien n’être qu’une compensation ! Il
forge l’anneau qui lui soumet le peuple des Nibelungen, dont son
propre frère, Mime qu’il contraint à forger le heaume. Voilà Albérich
tyran, exploitant les Nibelungen pour accroître sa fortune. Un péché bien
banal de nos jours, et qui passe pour une grande vertu de notre bonne
société moderne, où une multitude d’Albérich sans scrupule amassent
des tas d’or en exploitant des centaines de millions
d’individus vivant au seuil de la survie.
Albérich est mauvais, mais il a des excuses. Sa faute, sa grande faute,
c’est de ne pas avoir, en toute humilité chrétienne avant la lettre,
accepté sa disgrâce comme un don du ciel, de ne pas s’être prosterné
devant celui qui l’avait fait difforme et à vivre enterré. Pourquoi
ferait-il bon usage de l’anneau ? Pour remercier qui, de quoi ?
Le Nibelung tombe dans le piège grossier tendu par Loge (pour bien enfoncé
le clou, il faut aussi qu’il soit stupide). Enchaîné, aux regards de
ses esclaves (ça, quand même, c’est bien fait pour lui), il doit tout
donner à Wotan, qui avait déjà tout (pardon, il lui faut l’or pour
payer les géants).
N’est-il pas évident que, moralement, Wotan est au-dessous de son double.
Albérich vivant au cœur de la terre est privé non seulement de la
lumière du jour, mais également de la lumière de la connaissance ; que
dis-je, privé de toute possibilité d’accès à la connaissance. Quel
projet peut bien formuler un reclus, accablé par la nature, par tout ce qui
s’ouvre à la vie. Coupable d’être laid et difforme, coupable
d’être privé de lumière et d’amour. Ce n’est qu’en
reconnaissant sa culpabilité qu’Albérich aurait pu obtenir l’indulgence
de l’univers. Ceux qui se détournent de lui, après l’avoir
acculé à la faute n’attendent que cela. L’idéal, pour toute
société est que la victime émissaire reconnaisse les fautes dont on
l’a chargé ; pour que triomphe la bonne conscience. Pouvoir enfin
dire et croire « il mérite son sort, donc il existe bien une morale et une
justice divine. Mais Albérich a lui, décidé de se battre, et puisque le
bien est chasse gardée des dieux, il ne lui reste plus qu’à prendre
le parti du mal ! Il sera noir-Wotan et Wotan, blanc-Albérich.
Albérich, pas plus que Wotan n’est en fait victime d’un ordre
supérieur ; Wagner laisse au moins une fois poindre cette idée. Il fait
dire à Wotan : « Les nornes tissent/ sous l’empire du monde ».
Autrement dit, et si j’ai bien compris, elles tissent l’avenir,
mais seulement en tirant les conséquences d’un état déterminé du
monde à l’instant présent. Ce n’est plus de la divination, mais
de la science pure et simple ! Ce n’est guère étonnant, Schopenhauer
n’était-il pas le champion d’un causalisme « pur et dur ? »
Est-ce alors le hasard qui a conduit Wotan jusqu’à la source
nourricière de l’Arbre du monde ? Le hasard est-il le génie
d’abord bienfaisant, du dieu, qui le guide vers la source miraculeuse
? Ni la mythologie, ni la Tétralogie, ne peuvent nous livrer la moindre
indication. Nous allons donc laisser aller notre imagination, couper tout
lien avec la mythologie et considérer l’acte de Wotan comme une prise
de pouvoir, une sorte de coup d’état pour la domination de
l’univers.
On peut imaginer qu’avant l’épisode de la source,
l’univers est libre de toutes contraintes, de multiples espèces
dominent leur sphère respective ; se faisant la guerre, à l’occasion,
mais sans qu’aucune ne prenne vraiment d’ascendant sur les
autres: Un univers, où, somme toute le pouvoir est à prendre. Le premier
qui s’en saisit devient le maître absolu, avec cependant un devoir :
instaurer la loi. Le piège se referme sur Wotan, car cette loi, sa loi va
le contraindre plus que les autres, si bien que le dieu deviendra lui aussi
victime émissaire, rejoignant Albérich dans la galère de l’existence.
Le Juif
Nous
l'avons déjà souligné, l'antisémitisme de Wagner ne fait aucun doute, et
Albérich, tout comme Mime, sont bien des caricatures de juifs ; et le Ring
tout entier est imprégné de cette composante trouble du personnage de
Wagner.
Nattiez à qui j'emprunte ici les éléments historiques remarque( page 245)
qu'à l'époque du Judaïsme dans la musique, « l'Allemagne n'était pas encore
antisémite » ; il faut donc rechercher plus près du compositeur les raisons
de cette haine exacerbée. Je n'entends pas ici prouver quelque chose,
simplement émettre quelques hypothèses, touchant la vie familiale de
Wagner, sa vision de l'art, enfin son rapport à l'argent.
Commençons donc par évoquer certains aspects de la vie de Wagner. Friedrich
Wagner, père légal de Richard meurt lorsque celui-ci a trois mois. Et c'est
l'ami de la famille, Ludwig Geyer qui prend en charge la famille Wagner
avec ses sept enfants. Deux énigmes planent, encore aujourd'hui sur les
origines du musicien :
- Geyer était familier des Wagner bien avant la mort de Friedrich, et un
doute plane sur la paternité véritable de Richard ; ce qui compte ce n'est
finalement pas le fait lui-même ; mais le doute qui n'a cessé d'obséder le
musicien.
- Geyer, comme certains l'affirment avait-il, comme l'a laissé entendre
Nietzsche, des ascendances juives ?
Non seulement les faits eux-mêmes sont très contestables, mais leur
influence sur le compositeur du Ring n'est pas clairement établie, bien que
de nombreuses coïncidences laissent penser que Wagner a donné, dans la
Tétralogie, libre cours à certaines rancœurs qu'il ne pouvait exprimer
trop crûment dans des textes écrits. La grande question reste alors : dans
le premier acte de Siegfried, Wagner a t'il donné libre cours à des
fantasmes qu'il a réellement vécus. Et son père adoptif, Geyer, a t-il
servi de modèle au musicien ?
Geyer, comédien était en fait mime (le mot est identique en allemand et en
français. Mime est le nom du père adoptif exécré du jeune Siegfried. Mais
pourquoi Wagner aurait-il donné une caricature aussi féroce d'un homme à
qui il devait tout ? (Et sans doute même la vie). C'est cependant
compréhensible si pour Richard le risque d'ascendance juive était pire que
tout. Et, après tout, pourquoi ne pas imaginer que Wagner peignant un
Siegfried particulièrement odieux, ce que lui Wagner ne pouvait pas être
vis-à-vis de son père nourricier, le compositeur entend se prouver à
lui-même que celui qui était peut-être son vrai père, ne pouvait être juif.
Les ressemblances entre les rapports Mime / Siegfried et Geyer / Richard
est flagrante : Geyer est mime, il a sauvé et nourri Richard, il se
substitue au vrai père de celui-ci (Richard portera longtemps le nom de
Geyer), Richard s'interrogera justement sur l'identité de son père. Autant
de traits que l'on retrouve dans les rapports Mime/Siegfried .Mais dans ce
tableau de correspondance une incompatibilité : Siegfried n'a aucune
reconnaissance pour Mime, elle est alors compensée, dans l'esprit de Wagner
par le fait que Geyer ne peut pas être vraiment Mime donc juif.
Concernant les théories wagnérienne sur l'art, je ne puis que renvoyer à
l'ouvrage de Nattiez (opus cité) C'est manifestement le musicien, juif,
Meyerbeer qui a attisé sa rancœur ; jalousie, incompatibilité de
vision artistique ? Toujours est-il que l'antisémitisme de Wagner s'est
amplement nourri de sa haine pour une certaine musique qu'il jugeait
indigne de l'esprit allemand.
Le troisième motif de haine est le rapport de Wagner à l'argent. Il rêve
d'une société où l'art est enfin libéré de l'emprise du profit, et
considère que les juifs sont les premiers responsables de cette vénalité
qui ternit les rapports de l'artiste avec le public.
« Les représentations théâtrales seront les premières entreprises collectives
d'où disparaîtront complètement les notions d'argent et de gain [...] Nous
voulons nous délivrer du joug déshonorant de servage du machinisme
universel dont l'âme est blême comme l'argent, et de nous élever à la libre
humanité artistique dont l'âme universelle et rayonnante prendra son essor»
Le thème de la malédiction de l'or est donc inséparable de la haine que
Wagner voue aux juifs, coupables, selon le musicien de prostituer l'art à
la loi du profit.
Difficile
de ne pas faire le rapprochement (d’autant plus que Wagner semble
lui-même nous y inviter avec l'allusion à la Rédemption d'Ahasvérus, voir
note XX), entre le Wanderer et le juif errant. Ahasvérus est condamné à
errer pour avoir trahi le Christ et avoir figuré indirectement parmi ses
bourreaux, Wotan se condamne à l'errance, en partie pour avoir causé la
mort de son propre fils. Mais le vrai crime de Wotan, c'est d'avoir
convoité l'or ; il y a en lui une part maudite qui est finalement le juif
Albérich (n’est-il pas blanc Albérich ?). Il est symptomatique que
Wotan connaît la Rédemption dans l'anéantissement, alors que Albérich, sa
part maudite, continue son errance (il est le seul survivant du drame à la
fin du Crépuscule des Dieux.).
L'androgyne
Ce
mythe est présent dans toutes les mythologie, et Nattiez nous a très
clairement démontré combien le thème dominait, aussi bien l'œuvre de
Wagner que Wagner lui-même. Faut-il faire une différence entre l'androgyne
et l’hermaphrodite ? Les étymologies sont évidemment différentes et
permettent (peut-être) d'établir une différences. Androgyne est composé de
andro, homme opposé à femme et de gynécée, femme. L'androgyne est un homme
qui est aussi une femme (et réciproquement) Il y a l'idée de fusion ;
l'androgyne est un. Hermaphrodite est « fils » de Hermès et Aphrodite,
c'est un être bisexué, un être double. Dans une terminologie moderne, nous
dirions que l'androgyne cumule les caractères psychiques de l'homme et la
femme, supprimant ainsi les tensions entre ces deux pôles opposés de la
nature humaine que sont l'homme et la femme, l'hermaphrodite porte les deux
sexes.
Ainsi c'est seulement la figure de l'androgyne qui nous retiendra. Pour
l'essentiel, nous renvoyons à l'ouvrage de Nattiez dont il a déjà été
longuement question, et qui traite la question d'une façon très
approfondie.
Réduite à sa plus simple expression, le mythe de l'androgyne peut se
résumer ainsi. Au début était un être parfait, existant dans la plus
parfaite harmonie, ni homme, ni femme, mais réalisant l'union parfaite des
deux ; une catastrophe, une chute a brisé cette merveilleuse harmonie, et
les deux moitiés séparées sont condamnées à se rechercher éternellement
pour retrouver l'union originelle perdue.
Les philosophies orientales font une large place à la figure de
l'Androgyne. La figure dominante est celle de Shiva et de la Shakti
Celle-ci est l'élément féminin inséparable du dieu, qui apparaît lui-même,
tantôt comme un homme, tantôt comme une femme.
« Chaque homme incarne le principe Çiva ou purusha, chaque femme incarne le
principe Çakti ou prakriti. Dans le rite, l'homme s'identifie au premier
principe, la femme à l'autre. Leur union reproduit celle du couple divin ;
les deux principes, çivaïque et masculin d'une part, et çaktique et féminin
de l'autre, qui dans le monde manifesté et conditionné apparaissent comme
séparés en une dualité dont celle des sexes de l'homme et de la femme n'est
qu'une expression particulière vont se réunir pour un instant - celui de
l'orgasme sexuel - en évoquant Çiva androgyne - l'Ardhanârîçvara - et
l'unité du principe. Du point de vue expérimental, l'union sexuelle
comprise de cette façon aurait un pouvoir libérateur, provoquerait une
ouverture extatique, porterait un instant au-delà de la conscience
individuelle et samsârique. L'homme et la femme étant momentanément
identiques à leurs principes ontologiques respectifs, à Çiva et à la Deva
présents dans leur corps, et la loi de la dualité étant suspendue, on
estime que dans ce qu'on appelle samarasa, c'est-à-dire dans la simultanéité
de l'ivresse, de l'orgasme et du ravissement qui unit les deux êtres, on
peut provoquer la samatâ, l'état d'identité et de transcendance, le sahaja
». Ce texte n'évoque-t-il pas irrésistiblement la fin de Siegfried ? Mais
il y a la dernière phrase chantée de concert : « l'amour rayonnant, / la
riante mort ». Certes l'orgasme est souvent appelé petite mort, mais
au-delà il y a l'idée que la seule façon d'éterniser l'instant c'est de
mourir.
Et Wotan ? L'unité qu'il cherche à créer en lui, n'est plus l'union
amoureuse avec l'autre ; bien au contraire, il se coupe de toutes les
femmes, la mère de Sieglinde et de Siegmund qu'il abandonne à ses ennemis,
Fricka qu'il délaisse, Brünnhilde dont il se sépare en l'endormant sur son
rocher, Erda qu'il renvoie à son éternel sommeil. Seul, c'est en lui-même
qu'il pourrait peut-être trouver son complément, mais il échoue, là aussi,
et n'a plus d'autre issue que d'attendre, dans les ruines de sa gloire
passée, la Rédemption par la mort
L'adepte proche du divin (divya), en qui prédomine la force ascendante
(Sattva), ne pratique plus dans les rites sexuels du vira, du héros, qui
s'unit à une Shatki (une énergie réalisatrice) en la personne d'une femme,
mais il s'efforce d'éveiller dans son propre corps la Shakti à laquelle il
doit s'unir pour atteindre son but. L'homme réalisé (divya) peut dire : «
Quel besoin ai-je d'une femme extérieure? J'ai une femme en moi (Kundalini)
»
Wotan n'a pu suivre ce chemin !
L’amour
Assiste-t-on
à la fin du Ring au triomphe de l’amour ? C’est bien ce que
suggèrent les derniers accords et les dernières paroles de Brünnhilde : «
Siegfried ! Siegfried ! Vois ! / Ta femme heureuse te salue ! ». Même si
l’on accorde à l’amour une place essentielle, ce serait réduire
à peu de chose les dimensions réelles de l’œuvre. En fait
l’amour triomphe dans les quatre scènes les plus émouvantes du Ring :
- Siegmund (Acte I de la Walkyrie)
- Sieglinde (Dernière scène de la Walkyrie). C’est un amour filial
certes exempt de sexualité au sens propre, mais pas de sensualité. Adieux
pathétiques d’un père qui sait que jamais plus il ne reverra sa
fille. Et qui plus est se condamne irrémédiablement, puisqu’en
offrant à sa fille le destin qu’elle désire- être délivrée par un
héros qui ne peut être autre que Siegfried, il scelle sa propre chute.
- Brünnhilde/Siegfried ( dernière scène de Siegfried )
- La mort de Siegfried où celui-ci revit le réveil de Brünnhilde. Siegfried
délire, se retrouvant auprès de la Walkyrie : « Ah ces yeux / ouverts pour
toujours/ Ah souffle ivre de cette haleine... »
Il y a
deux thèmes de l’amour dans le Ring- traités musicalement et
philosophiquement - l’amour proprement humain exprimé dans les quatre
scènes rappelées ci-dessus, et l’amour transcendant illustré par le
thème musical de l’amour rédempteur, l’un des plus beau de la
Tétralogie et que l’on entend seulement deux fois:
- Au moment où Brünnhilde poursuivie par Wotan , et qui vient de sauver
Sieglinde apprend à celle-ci qu’elle porte en elle Siegfried ; dans
un extraordinaire transport de passion, elle s’exalte sur ce thème: «
Sublime miracle!/ Fille splendide!/ C’est à toi que je dois/
consolation !/ Pour celui qu’on aima,/ le plus cher je sauve:/ que tu
sois, un jour,/ remerciée par ma joie!/ Adieu donc! / Que mes douleurs te
bénissent ! » ;(La Walkyrie, acte III scène 1)
- Le thème accompagne le chant de Brünnhilde au moment où elle va se jeter
dans le bûcher funéraire de Siegfried, et domine la dernière scène du
Crépuscule des Dieux.
La Mère
L’acte
III de Siegfried, offre une symétrie remarquable entre les personnages de
Wotan et de Siegfried, relativement à la mère. Ce paragraphe sera également
l’occasion de souligner un aspect curieux et troublant du
comportement des deux héros du drame : bien qu’ils connaissent leur
destin et agissent consciemment pour l’accomplir, ils oublient tout
au moment décisif..
Comment
est né Wotan ? A-t-il seulement une mère ? Nul ne le sait ; le dieu est
donc relativement à la mère dans la même situation psychologique que
Siegfried. Face à leur destin, ils vont tous les deux se tourner vers une
mère. Wotan se tourne vers Erda avant de barrer le chemin à Siegfried qui
marche vers le rocher de Brünnhilde ; autrement dit le dieu cherche de
l’aide une dernière fois avant de s’avouer définitivement
vaincu, et de s’offrir en sacrifice à la cause de Siegfried.
Siegfried appelle littéralement sa mère au secours lorsqu’il découvre
Brünnhilde endormie : « Où est mon salut/ qui peut m’aider/ Mère !
Mère ! / pense à moi/.../ O Mère ! Mère/ ton enfant hardi ! / Une femme
dort devant lui. »
Examinons
maintenant le comportement de Wotan. Au moment où il cède aux supplications
de Brünnhilde à la fin de la Walkyrie, il accepte en même temps le destin
qu’il a amplement, déjà, contribué à nouer pour lui-même. Il sait que
Siegfried va naître, qu’il reforgera Notung et brisera la lance
sacrée support de son pouvoir. Il sait que Siegfried délivrera Brünnhilde
du cercle de feu et s’unira à elle, marquant ainsi le Crépuscule des
Dieux. Il sait aussi, parce qu’il l’a voulu ainsi depuis la fin
de L’or du Rhin que le héros conquerra l’anneau. Il le sait, et
pourtant, même après avoir confirmé à Erda sa volonté d’en finir,
puisqu’il annonce à celle-ci : « ...Celle que tu me donnas/
Brünnhilde’/ le héros se l’éveillera /.../ vois ma fin en
songe/ Quoique les autres fassent / à l’éternellement jeune, / cède,
ravi le dieu », il oppose sa lance à Siegfried avec la conviction de celui
qui croit encore à sa puissance : « Que ma lance te ferme la voie... »
Examinons maintenant l’attitude de Siegfried lorsque, à son tour,
découvrant la Walkyrie endormie, il est face à son destin. C’est
pourtant bien vers la femme qu’il vole après la révélation de
l’oiseau :
« Hei !Siegfried abattit / le nain méchant /.Je saurais pour lui / la plus
belle femme/ elle dort sur le plus beau rocher / le feu sa demeure entoure
/ qu’il traverse les flammes/ et qu’il l’éveille, /
Brünnhilde serait à lui ! ». Puis suivant l’oiseau Siegfried
s’écrit « ...que Brünnhilde me la révèle ! / Où est pour le roc le
chemin ? » Puis, à la seconde scène de l’acte III de Siegfried,
s’adressant à Wotan : « ...où ça va, je le sais : vers la femme
endormie », Puis à la fin de la même scène, alors que Wotan s’éloigne
avec sa lance brisée ; « Me plonger dans le feu ! / Et dans le feu trouver
la femme!... » Mais lorsque parvenu au rocher, Siegfried découvre
Brünnhilde en enlevant l’armure au guerrier endormi, il oublie tout !
Lorsque apparaît le corps de la femme, il défaille, littéralement épouvanté
: « Ce n’est pas là un homme ? »
Dans les deux cas chacun assume son destin avec détermination, mais craque
au dernier moment, cherchant, avant l’instant décisif, l’appui
maternel. Pour le dieu, c’est l’existence qui est en jeu, la
passation des pouvoirs étant pour Wotan le signe certain de la fin ; Pour
Siegfried , c’est la fin de la liberté, qu’il ne retrouvera,
vis-à-vis de Brünnhilde que pour s'aliéner davantage en tombant dans le
piège de Hagen.
La mère éternelle, Erda retourne à son sommeil, Sieglinde, la mère
terrestre reste muette puisqu'elle a payé de sa vie la naissance de son
enfant ; les mères, à un moment donné sont bien contraintes de laisser leur
héros de fils accomplir seul son destin !
La lance de Wotan
Cette
lance, Wotan ne la quitte jamais. Symbole de la puissance absolue du dieu,
c’est à elle que l’univers obéit. On doit attendre le prologue
de Crépuscule des Dieux, pour connaître son origine. Tout laisse penser
qu’avant l'événement de la source Wotan était un dieu comme les
autres, c'est-à-dire un élément de la pure nature. Le dieu brise une
branche de l’arbre sacré, qui devient la lance, sorte de table de la
loi, après que Wotan y eût gravé les runes. Il devient alors le maître des
dieux. Nous avons vu plus haut que le bris de la branche entraîne le lent
dépérissement de l’arbre. Or celui-ci est le pilier de
l’univers, le lien entre les trois mondes, la condition d’un
équilibre parfait. Là commence sans doute la malédiction qui frappe Wotan.
Pour le dieu créateur (celui dont il n’est jamais question, sauf peut-être
dans L’Or du Rhin, lorsque l’une des filles du Rhin
s’adressent à ses sœurs en parlant de
« père ») la convoitise de l’anneau n’est que la goutte qui
fait déborder le vase.
Dans toutes les mythologies, l’arbre est le symbole du passage
d’un monde à l’autre, in illo tempore, lorsque les dieux
rendaient visite aux hommes qui eux-mêmes n’étaient distincts, ni des
animaux, ni des plantes. En provoquant la mort de l’arbre, Wotan
détruit l’union primitive des trois mondes. Il est le responsable de
cette coupure. L’homme n’est pas comme dans la mythologie
biblique, chassé du paradis, mais séparé des dieux primordiaux, qui perdent
ainsi leur pouvoir d'action directe sur le monde, la relève étant assuré
par les dieux de second rang dont Wotan est le maître. L’anneau sert
alors de révélateur ; symbole initial de la perfection de ce qui est en soi
infini, de la régénération par cycle sans dégradation, il devient maudit si
sa possession n’est désirée que pour la puissance qu’il donne.
Cette lance, Wotan l’a construite pour dominer l’univers ;
Dominer dans les deux sens du terme :
- s’assurer le pouvoir ;
- comprendre ; mais comprendre c’est connaître les origines et
l’ordre qui régit l’évolution du monde. Le drame de Wotan est
que cette volonté de compréhension conduit à nier la possibilité même de
comprendre.
Quatre
«
Messieurs, dit-il, je vous invite à aller mesurer ce kiosque. Vous verrez
que la longueur de l’éventaire est de 149 cm, c’est-à-dire un
cent milliardième de la distance terre soleil. La hauteur postérieure
divisée par la largeur de l’ouverture fait 176 : 56= 3,14. La hauteur
intérieure est de 19 décimètres, c’est-à-dire égale au nombre
d’années du cycle lunaire grec. La somme des hauteurs des deux arêtes
antérieures et des deux arêtes postérieures fait 190X2+176X2= 732, qui est
la date de la bataille de Poitiers. L’épaisseur de l’éventaire
est de 3,10cm et la largeur de l’encadrement de l’ouverture est
de 8,8 cm. En remplaçant les nombres entiers par la lettre alphabétique
correspondante, nous avons C10H8 qui est la formule de la naphtaline. »
U. Eco, Le pendule de Foucault.
Qu’on se rassure, je ne cède pas à la mode de la numérologie ! Par
contre ce paragraphe est une digression, même si, Tétralogie oblige, nous
sommes concernés par ce nombre « 4 ». Le 4 a une importante considérable
dans les mythes, et, comme nous allons le voir, cette importance se trouve
justifiée dans de nombreux domaines. Depuis que j’ai cette idée dans
la tête, je ne cesse de découvrir, au cours de mes lectures, de multiples
confirmations de cette constatation.
En guise d'introduction je commencerai par revenir sur le Final des
Mythologiques de Lévi-Strauss (opus cité, page 578). L'auteur, dans un
texte d'une rare densité, retrace les lignes de forces de cette immense
fresque que sont les quatre tomes des Mythologiques (Sa Tétralogie). Il
souligne à nouveau les liens qu'il a ressentis entre mythes et musique.
Puis il ajoute : « Je poserai d'abord, à titre d'hypothèse de travail, que
le champ des études structurales inclut quatre familles d'occupants majeurs
qui sont les êtres mathématiques, les langues naturelles, les œuvres
musicales et les mythes. »
Lévi-Strauss considère alors le champ des études structurales comme espace
à deux dimensions,
« sens » et « son ». Le texte suggère le schéma ci-dessous :
Les
entités mathématiques, domaine des pures structures, occupent le point
(0,0), ne s'incarnant, ni dans les sons, ni dans le sens. Les langues
occupent le point (1,1), car elles s'incarnent dans le sens et le son. Dans
l'absolu, les mythes occupent la position (1,0), le sens pur, la musique le
point (0,1), le son pur. Commence alors le ballet des interactions, nul des
quatre occupants ne tient sa place. Les mathématiques s'incarnent dans des
modèles, la musique tend à véhiculer un sens, le mythe est porté par le
langage et la musique, le langage tend à s'affranchir des sons( langage
écrit), et même du sens( musique propre des mots). Le projet Wagnérien
apparaît alors comme la volonté, on peut dire consciente de réaliser la
fusion des quatre entités.
Il est probable, sinon certain que l'omniprésence du 4 dans les discours
humains caractérise beaucoup plus le mode de pensée propre à l'homme que
les choses elles-mêmes. Car dans de nombreux cas la quadripartition c'est
révélée être une erreur. Ne prenons qu'un exemple, celui des quatre humeurs
de la médecine médiévale : sang, phlegme, bile blanche, bile noire. Ceci
pour bien préciser que je n'accorde aucun caractère magique à ce nombre 4,
comme le laisse entendre le texte d'Eco cité en exergue.
Quatre,
c’est d’abord la symétrie parfaite telle qu’elle apparaît
dans le carré (pour la géométrie du plan) et le tétraèdre pour
l’espace. Nous allons retrouver le 4 sous diverses formes, en
particulier, comme 2+2, 2X2, 3+1, mais également, dans quelque mythe dans
un assemblage 4+1(mythologie chinoise par exemple).
D’une façon générale, les premiers nombres, ceux qui correspondent
aux chiffres du système décimal, on une importance considérable, aussi bien
dans la mythologie que dans les sciences. Considérons, dans un premier
temps les quatre premiers.
1- Symbole des mythes unitaires. Totalité, holisme, unicité des origines
(théories unitaires), monothéisme, et par-dessus tout, symbole de
l'individu.
2- Relations binaires, oppositions complémentarité, altérité, le couple
moi/ l’autre ; la paire {0,1}, permet la numération et suffit à
codifier n’importe quel langage et n’importe quelle
information.
3- Le commencement de la complexité ; la physique ne sait pas résoudre
exactement le problème des trois corps. Un enfant avant l’âge de deux
ans, utilise correctement le nombre 2, mais n’accepte que très
longtemps après la quantité 3.
4- C’est l’objet des développements qui suivent.
Commençons
par la logique qui est le fondement rationnel de tout discours.
Dans les tout débuts, on trouve Aristote et sa théorie du syllogisme qui a
marqué l'enfance de la logique durant de nombreux siècles. Le syllogisme
comporte trois éléments : (1) et (2), les prémisses, majeur et mineur, (3)
la conclusion. Chacun des termes se présente sous quatre formes : (1), Tout
A est B ; (2) Tout A est nonB ; (3) Quelque A est B ; (4) Quelque A est
nonB.
Il y a donc 4x4x4=64 cas possibles, donc 64 figures de syllogismes dont on
ne conserve que les formes valables. Par exemple :
Tout A est B
Quelque A est nonC
Donc quelque nonC est B.
Les logiques modales considèrent quatre modes :
(1) Le nécessaire ; (2) le contingent ; (3) le possible ; (4) l'impossible.
On peut suivre l'histoire de la logique, on y retrouvera toujours le quatre
dans les formes fondamentales :
Russell, par exemple, considére quatre fonctions logiques fondamentales.
Partant de deux propositions p et q, on construit: (1) La négation « nonp »
;
(2) La conjonction « p et q » ; (3) La disjonction « p ou q » ; (4)
L'implication « p implique q ».
La logique moderne repose sur ces quatre opérateurs.
On introduit, en logique, des « quantificateurs » : A(x) se lisant l'objet
x possède la propriété A, on construit les relations quelquesoitxA(x) et
existexA(x), signifiant respectivement : « tout les x vérifient A » et « il
existe au moins un x vérifiant A ».
Il existe alors quatre types de relations exprimant des idées distinctes :
(1) quelquesoitxA(x), (2) existexA(x), (3) quelquesoitx(nonA), (4)
existex(nonA).
Les négations de ces propositions ne créent rien de nouveau, comme on le
vérifie aisément ;
par exemple, nonexistex(nonA) équivaut à quelquesoitxA.
Evoquons maintenant la boucle tétralogique d’Edgar Morin :
Désordre
|
Interactions
rencontres
|
|
Les
interactions organisent le réel, donc induisent un ordre dans
l’univers (aussi bien physique que mental) ; mais sont «
inconcevables sans désordre, c’est-à-dire sans inégalités,
turbulences, agitations etc...Qui provoquent les rencontres », selon les termes
même de l’auteur. Pas question d’établir la moindre
correspondance entre les éléments de cette boucle et les quatre opéras
constituant le Ring ; mais il est manifeste que Wotan , se débat,
s’englue, comme nous-mêmes dans cette boucle qui n’a rien
d’un anneau, chaque thème nourrissant les autres et se nourrissant
des autres, sans aucune régularité.
Pour Wotan, avant lui, le désordre (et sans lui, maintenant le chaos !).
Gravant les Runes sur sa lance, il impose un ordre dont doit naître
l’organisation de l’univers, avec comme centre organisateur le
Walhall. Mais justement, le Walhall n’est que cela et Wotan, qui rêve
de connaissances, doit se replonger dans le monde, pour y affronter, en «
Wanderer », le désordre, y effectuer les rencontres nécessaires aux
interactions, engendrant aussi bien ordre que désordre. N’est-ce pas
l’aventure (dangereuse) de tous ceux qui sont en quête de
connaissances ? Avant d’en venir aux sources voici deux autres
exemples du 4 « organisateur, pris dans la littérature moderne :
- Michel Paty se livrant à L’analyse critique des sciences, donne
comme sous-titre à son ouvrage « Le tétraèdre épistémologique », illustré
du schéma suivant :
Philosophie
|
Epistémologie
|
histoire des
sciences
|
|
Sciences
|
Manifestement
le tétraèdre n'est pas régulier : la philosophie occupe le sommet,
importance toute relative puisque les trois autres « disciplines » forment
la base (des connaissances).
- Dans un autre domaine, apparemment la sociologie, A. Touraine nous
propose un double schéma:
Dans
un plaidoyer pour la reconstruction (ou la construction) d’un sujet
humain qui n’existe plus en tant que tel au sein des sociétés
modernes (mais ce sujet a-t-il jamais existé ?), dominées par des
mécanismes devenus leur propre finalité et pour lesquelles l’individu
n’existe plus, ou est réduit à un objet, sans structure interne.
(Premier schéma, où le sujet a disparu). La nouvelle modernité réintroduit
le sujet, dominant la rationalité et non plus absorbé par elle, ce qui
change toutes les relations. « La modernité nouvelle, unit la raison et le
sujet qui intègrent chacun deux éléments culturels de la modernité éclatée.
La modernité qui avait refoulé et réprimé la moitié elle-même en
s’identifiant à un mode de modernisation conquérant et
révolutionnaire, celui de la table rase peut enfin retrouver les deux
moitiés d’elle-même. »
Revenons
maintenant aux sources, c’est-à-dire au début de la philosophie. Les
pythagoriciens assimilait le monde à un ensemble de nombres dont la base
était la tétrade «1, 2, 3, 4 », donnant, par leur somme le nombre parfait
10. Aetius ajoute (cité par J.P. Dumont, Les écoles présocratiques,
Gallimard 88.) :
« En outre toujours selon Pythagore, c’est d’une tétrade que
notre âme est constituée : l’intellect, la science, l’opinion,
et la sensation, d’où découlent tout art, et toute science et aussi
notre qualité d’être raisonnable » (opus cité page 306).
Continuons avec les quatre principes de l’animal raisonnable, texte
attribué à Philolaoès (opus cité page 267) :
- Le cerveau, principe de l’intellect (Principe de l’homme).
- Le cœur, principe de l’âme et de la sensation (Principe de
l’animal)
- Le nombril, principe de l’enracinement et de la pousse de
l’embryon (Principe de la plante).
- Le sexe, principe de l’émission de la semence et de la génération
(Principe de toutes les créatures). La structure est manifestement 3+1.
Comme on l’a vu plus haut (§ « Le feu »), c’est à Empédocle que
l’on attribue la théorie des quatre éléments (toute substance est
constituée d’air, d’eau, de terre, et de feu), qui, on
l’a vu, deviennent 4+1, avec l'éther d’Aristote. Ce dernier
s’attribue la découverte des quatre causes de ce qui est :
matérielle, formelle, efficiente, finale ; ce système sera développé et
approfondi par Schopenhauer dans sa dissertation, De la quadruple racine du
principe de raison suffisante. Toujours avec Aristote, ce sont les quatre
espèces de changement, selon les catégories de l’être :
- Changement selon l’essence ; naissance et mort ;
- Changement selon la qualité, l’altération ;
- Changement selon la quantité, accroissement, diminution ;
- Changement selon le lieu ; La structure est ici 1+3, les trois dernières
espèces correspondant à des modifications de l’être.
Les quatre éléments sont associés par Platon aux solides réguliers :
Tétraèdre/ feu, Cube/ terre, Octaèdre/ air, Icosaèdre/ eau ; Le dodécaèdre
est associé à l’univers.
Les chinois de l’époque archaïque, ajoutant un cinquième élément à
ceux d’Empédocle, le bois, ont fondé leur philosophie sur le nombre 5
; mais on va vite se rendre compte que le quatre n’est pas loin, et a
peut-être été occulté parce qu’il était pair donc Yin
(c’est-à-dire féminin et faible).
Cet harmonieux agencement est assuré sur la terre par les cinq relations
sociales ; Souverain / sujet ; Père / fils ; Frère aîné / frère cadet ;
Epoux / épouse ; Ami / ami (opus cité page 276).
Mais le quatre, dans ces deux premiers cas n’est pas loin:
l’élément terre c’est aussi la terre, qui comme le souverain,
occupe une position centrale, qui apparaît lorsque qu’aux quatre
autres éléments sont attachés les points cardinaux suivant le schéma:
1-Nord-Eau
|
4-Est-Bois
|
5-Centre-Terre
|
3-Ouest-Métal
|
|
2-Sud-Feu
|
Le
nombre 5 symbolise le roi, dont la personne est l’axe du monde, mais
également la terre. Le quatre se révèle encore dans une symétrie
remarquable obtenue en rapprochant du schéma ci-dessus, le calendrier « Yue
Ling » qui donne des éléments une numérotation différente: on a toujours
5-Centre-Terre, mais Nord Eau/ 6 (5+1), etc..
Tournons-nous maintenant vers l’Inde mythique, avec ;
- les quatre Védas (Samhitâs, Eau, Kalpasutrâs, Upanishads.) et la
quadripartition sociale suivant les trois fonctions ; les Brahmanes(
fonction spirituelle), les Ksatriya( fonction guerrière), Vaïsya(
production), et la quatrième classe formant le peuple qui ne compte pas,
les Sudra).
- La théorie des quatre buts de l’homme : les plaisirs de
l’amour (Käma), les biens matériels (Artha), l’observance des
lois religieuses (Dharma), et la délivrance des renaissances (Moksa).
- La théorie de la connaissance des systèmes brahmaniques. On y distingue
les Pramäna, instruments des connaissances droites : la perception,
l’inférence, et la parole ; et la šruti (révélation) qui
n’est d'origine ni divine, ni humaine ; même dieu serait suspect
d’erreur s’il composait lui-même les textes révélés, et il faut
que ceux-ci soient au-dessus de tout soupçon, valides a priori. Dieu
n’a donc fait que les percevoir et les transmettre aux šruti ;
On ne peut que penser à cette puissance invisible au-dessus des dieux de la
Tétralogie, et qui aurait dicté à Wotan les fameuses Runes !
On ne peut évoquer la mythologie sans référer à C. Lévi-Strauss. Voici un
extrait de l'un de ses derniers livres, Histoires de Lynx (Plon, 1991, page
47). Lévi-Strauss se propose de donner un exemple de périodicité rappelant
la carrure musicale : « Ainsi les quadruples qui se succèdent. Quatre
manœuvres de Coyote pour ensorceler les héroïnes, fils au nombre de
quatre ; leurs quatre tentatives pour épouser la fille de Cannibale ;
quatre moyens employés par celui-ci pour tuer son gendre ; quatre épreuves
auxquelles se défient les adversaires et dont Coyote sortira vainqueur avec
son fils. Une version fragmentaire du même mythe raconte que soupçonnant la
grossesse de sa sœur l'aînée l'incite à sauter quatre fois en l'air ;
elle accouche à la quatrième. »
Nous ne quittons pas, de l'aveu même de l'auteur, la mythologie, avec Freud
: « La théorie des pulsions est, pour ainsi dire, notre mythologie». Freud
décrit la pulsion selon quatre caractéristiques: il s'agit d'une poussée,
toujours active, dont les sources sont somatiques et qui vise à la
réalisation d'un but, la satisfaction, à l'aide d'un objet contingent
(3+1). Qui dit pulsion pense à pulsion amoureuse, et à Tristan et Isolde.
Je trouve incidemment dans le texte de Gottfried de Strasbourg cet étonnant
passage, il s'agit pour l'auteur de décrire le confection de l'habit que
doit revêtir Tristan pour son adoubement: « Ces vêtements furent
confectionnés par quatre splendeurs différentes, dont chacune était un
maître à sa manière: l'un était Ambition, la seconde Opulence ; la
troisième était Discernement, qui tailla les deux premières pour les
assembler, et la quatrième, qui les cousit toutes trois ensemble,
Courtoisie...» (3+1).
Comment ne pas évoquer alors le quatuor sur lequel repose la légende de
Tristan et Isolde (Iseut). Wagner n'a retenu pour construire le livret de
son opéra que trois des éléments de ce quatuor d'amoureux tous désespérés :
Tristan, Isolde, le roi Marke, mais la légende originelle repose sur un
quatrième personnage, Isolde aux blanches mains.
Celle-ci établit une parfaite symétrie dans le récit :
- Marke possède le corps d'Isolde mais pas son âme ;
- Isolde, bien que les différentes versions du mythe divergent sur ce
point, possède le corps de Tristan, mais pas son âme ;
- Tristan et Isolde se donne corps et âmes l'un à l'autre, mais sont
cependant contraints au partage des corps. La légende originelle insiste
bien sur ce détail, alors que Wagner l'occulte totalement.
Voici un mythe étonnant recueilli par Jung :
« Alors le roi Nabuchodonosor fut dans la stupeur et se leva
précipitamment. Il prit la parole et dit à ses conseillers :
“N'avons-nous pas jeté au milieu de feu trois hommes liés ?”
Ils répondirent au roi : “Certainement, ô roi”. Il reprit et
dit: “Eh bien, moi, je vois quatre hommes sans lien marchant au
milieu du feu et n'ayant aucun mal ; l'esprit du quatrième est comme celui
d'un fils des dieux.” »
Jung poursuit :
A ce sujet la Lévi-Strauss. Pauperum remarque (d'après l'édition de 1471) :
« On lit dans le prophète Daniel III que Nabuchodonosor le roi de Babylone
fit mettre trois enfants dans une fournaise ardente et lorsque le roi vint
près de la fournaise et regarda dedans, alors il vit auprès du troisième un
quatrième qui était semblable au fils de Dieu. Les trois signifient pour
nous la sainte trinité de la personne et le quatrième l'unité de l'être.
Donc le Christ désigne dans son explication la trinité de la personne et
l'unité de l'être. »
Nous
allons quitter le terrain de la mythologie pour nous rapprocher de la
philosophie. Epicure compose l’âme de quatre éléments : « trois
semblables à l’air, au vent, et au feu, le quatrième dépourvu de nom
est le plus subtil et le plus mobile de tous. On peut diviser ces quatre
éléments en deux groupes selon leur fonction : d’un coté les trois
premiers, de l’autre le quatrième. » (Une structure 3+1). Toujours
avec Epicure, les quatre éléments du « quadruple remède » pour accéder au
bonheur :
- La mort ne doit pas nous ébranler.
- Le bien est facile à atteindre.
- Ne pas redouter la divinité.
- Le mal est facile à supporter.
Durant des siècles le cursus universitaire a été constitué des sept arts
libéraux (3+4).
- Le trivium : grammaire, rhétorique, dialectique.
- Le quadrivium : arithmétique, géométrie, musique, astronomie.
Dans le prolongement, Hugues de Saint Victor divise la philosophie, dans le
Eco, en quatre branches : théorique, pratique, mécanique, logique. La
première et divisée en trois : théologie, mathématique (comprenant le
quadrivium), physique. La seconde, concernant la morale, en trois parties :
morale personnelle, privée, publique. La troisième en sept parties
(3+4).Les trois premières pourvoient aux besoins du corps : art textile,
technique, commerce. Les quatre autres aux besoins intérieurs :
agriculture, chasse, médecine, théâtre. La logique enfin, comprend la
grammaire et l’art du raisonnement : nécessaire, probable,
sophistique. (3+1).
Donnons un dernier exemple, puisé aux sources de la philosophie : Jean Scot
Erigéne qui divise la nature en quatre espèces :
- Celle qui crée et n’est pas créée.
- Celle qui crée et est créée.
- Celle qui ne crée pas et est créée.
- Celle qui ne crée pas et n’est pas créée. Il s’agit
d’une structure 3+1, car la première, correspondant à dieu
s’oppose aux trois autres. Remarquons que si l’on pose E={C,nC}
et F={c, nc}, les quatre cas correspondent à l’ensemble EXF, de
cardinal 2²= 4 ; en posant C= crée, nC= ne crée pas, c= créée, nc=
n’est pas créée.
Le « 4
», domine complètement note vie quotidienne ; donnons quelques exemples
avant d’aborder des aspects plus profonds. Il y a les quatre saisons
et les quatre points cardinaux- ces deux 4 ont été pour beaucoup dans
l’importance mythique de ce nombre -. Le rectangle cas particulier du
quadrilatère, domine avec le carré, notre environnement : 4 côtés, 4 angles
droits de 90° ; ces 4 droits qui réalisent une partition du plan en quatre
quadrants. Nous possédons 4 membres, 4 doigts opposés au pouce, si
l’on identifie le goût et l’odorat affectés par les mêmes
phénomènes physiques, nous possédons 4 sens.
Le mot cadre est relié étymologiquement à quatre. Le cadre souligne les
limites de l'œuvre picturale. Il définit notre environnement le cadre
de vie. Le cadre est en position dominante, il encadre, donc limite la
liberté. Ici le 4 devient un principe unitaire. Quatrain, les quatre
strophes d’un sonnet ; l’une des formes musicales les plus
profondes, et les plus universellement utilisées par les compositeurs est
le quatuor. Les symphonies classiques ont quatre mouvements. Dans une
situation désespérée, on forme le dernier carré.
Passons
maintenant aux aspects mathématique et scientifique, où ce nombre 4 est
omniprésent. Un peu d’arithmétique élémentaire : 4 est lié à 2 de
singulière façon :
4=2+2=2X2=2² et 24=4² (propriété unique concernant deux nombres)
Mentionnons deux problèmes qui ont tenu les mathématiciens en haleine
durant des siècles :
- Le problème des quatre couleurs dont il est question à la note ci-dessus.
- Un théorème démontré par Lagrange : tout nombre entier peut être
décomposé en la somme de quatre carrés parfaits. Et évidemment de plus de
quatre, puisqu'on peut toujours écrire n= n'+0², n'étant lui-même la somme
de quatre carrés. Par exemple, 7 ne peut s'écrire comme somme de trois
carrés ; il est facile de vérifier qu'aucun triplet d'entiers naturels (a,
b, c), ne vérifie 7=a²+b²+c².
Les « structures mères » de Bourbaki sont aux nombres de quatre :
- la structure d’ensemble, 1
- +3, Structures d’ordre, Structures algébriques, structures
topologiques.
L’archétype du « 1+3 » peut être illustré par un diagramme utilisé
fréquemment pour représenter certaines notions importantes de logique et de
théorie des ensembles, et qui formalise une situation extrêmement générale:
1,
l’univers, limité par le cadre, principe unitaire
3,
L’intérieur de l’ovale ; la ligne frontière ; le reste ou
complémentaire.
Ici le problème de l’infini ne se pose pas. Le cadre ne signifie
nullement que l’univers considéré est fermé, Le cadre est seulement
là pour symbolisé le fait que dans tout problème, il faut délimiter avec
précision le domaine des objets concernés par la théorie considérée ; ce
qui n’entraîne nullement que le reste n’existe pas ; il
n’existe pas relativement au problème considéré.
On sait que l’algèbre est dominée par les quatre opérations
arithmétiques qui forment une structure 1+3, seule l’addition étant
fondamentale, les autres, multiplication, division, soustraction pouvant
être définies, par rapport à elle. Mentionnons également la structure de
groupe à 4 éléments, (1+3, l’un des éléments étant l'élément neutre).
Le 4 est ici lié au 2, car il y a ici, deux structure de groupe, le groupe
cyclique évoquant l’anneau, et le groupe de Klein, important en
logique.
C’est
dans le domaine des sciences que le 4 prend une étonnante importance.
Revenons d’abord au tétraèdre. C’est l’image de la
structure tétravalente du carbone qui donne sa charpente à toutes les
structures du vivant. Ce vivant qui se perpétue par la magie de la molécule
d’ADN, porteuse des caractéristiques de toutes les espèces biologiques.
Il est maintenant bien connu que cette molécule d’ADN est constituée
par un assemblage de quatre bases (Cytosine, Thymine, Adénine, Guanine). Le
code génétique lui-même est construit à partir de triplets de nucléotides -
les mêmes bases, l'uracile se substituant à la thymine - donc une structure
4/3 ( 43=64 combinaisons possibles dont seules 20 ont un sens différent).
Remarquons encore que « l'on connaît quatre grands types de populations
cellulaires : quatre grandes catégories de tissus : les tissus épithéliaux,
musculaires, nerveux et conjonctifs, dont l'étude constitue l'histologie. »
L’espace
de la physique moderne est quadridimensionnel (3+1), puisqu’il y a 3
dimensions d’espace et une de temps. La mécanique repose sur 4
grandeurs fondamentales ; à nouveau 3+1, d’abord, masse, longueur,
temps, puis l’énergie qui peut s’exprimer comme combinaison des
trois autres, mais qui reste aujourd’hui comme l’unique
grandeur dont tout dépend. La physique, dans son ensemble considère 4
constantes universelles : c, vitesse de la lumière, k, constante de
Boltzmann, h, constante de Planck, G, constante de Newton. A chacune est
lié une grande formule, montrant l’importance de la notion
d’énergie. Enfin les 4 interactions fondamentales (3+1) ;
électromagnétique, nucléaire forte, nucléaire faible, et gravitationnelle ;
3+1, car la troisième semble rebelle à toute identification avec les trois
autres, sans compter ce caractère mystérieux : elle est la plus directement
accessible à nos sens (chute des corps) et la plus difficile à expliquer
scientifiquement ! Autre remarquable structure 4/3, celle qui correspond
aux particules élémentaires :
trois familles comportant quatre membres.
(1) : Electron, neutrino électronique, quark u, quark d ;
(2) : Muon, neutrino muonique, quark c, quark s ;
(3) : Tuon, neutrino tuonique, quark t, quark b.
Les
mythes s’expriment à travers des jeux de langages, ou tout au moins
ce que nous considérons comme tels. Figures, tropes, ornement simple,
ornement difficile ; la rhétorique multiplie les cas, figures de grammaire,
inversion, ellipse, zeugme, répétition, syllepse, anacoluthe, figures de
mots, plus précisément appelées tropes ; ce sont ces figures qui vont nous
intéresser, car comme nous allons le voir elles concernent directement la
matière mythique. Il semble bien- les spécialistes ne seront évidemment pas
d’accord - qu’il y ait six figures de mots qui dominent le
langage ordinaire : Métaphore, métonymie, synecdoque, antonomase,
catachrèse et hypallage. Il s’agit dans tous les cas de langage
imagé, donc de détournement d’un sens propre, sens propre ou
étymologique qui souvent a même été supplanté par un sens second. Parler du
pied d’un arbre est une catachrèse ; Le père des combats, pour Wotan
est une antonomase. L’utilisation de ces deux figures est une
nécessité du langage ordinaire pour éviter de trop longues circonlocutions
(comment désigner par exemple les pieds d’une table qui est une
catachrèse ?). Tout cela pour arriver à une conclusion quand même tirée par
les cheveux (métaphore ?) : Il nous reste 4 figures non triviales sur
lesquelles repose le langage mythique : la métaphore, la métonymie, la
synecdoque et l’hypallage, (1+3), car la métaphore occupe une place
spéciale. En effet la métaphore met en correspondance des domaines
totalement différents, par exemple l’amour identifié à un feu
intérieur donnant des expressions comme, se consumer d’amour,
déclarer sa flamme ; les trois autres figures opèrent des glissements de
sens d’un objet sur un autre déjà lié à lui dans un certain contexte
(synecdoque : faire de la voile ou posséder un toit, il s’agit ici de
la partie prise pour le tout). La situation est la même pour la métonymie
où les mots substitués sont liés dans des situations matérielles : rédiger
un papier, boire un verre. L’hypallage, est plus subtile ; il y a,
dans une même phrase attribution à un mot d’une qualification qui
appartient à un autre : dire d’un vin qu’il a du nez ou que le
sol s’enfonce sous les pieds. D’une façon générale, une
hypallage correspond, à l’intérieur d’une même phrase au
transfert d’une caractéristique d’un objet à un autre objet :
ce n’est pas le vin qui a du nez, mais le buveur, qui est ici
sous-entendu (ce qui rend peut-être l’exemple discutable !).
Dans la scène 2 de l’acte III de Siegfried , Wotan s’adresse ainsi
à Siegfried :« Si tu ne crains pas le feu/ que ma lance te barre le chemin
». Ce n’est évidemment pas la lance qui barre le chemin au héros,
mais Wotan lui-même, et lorsque la lance est brisée, c’est le dieu
qui est détruit. On peut réduire l’hypallage à une simple technique,
mais elle n’est cependant jamais gratuite, et la tentation est grande
d’en étendre la définition au cas où l’un des objets est
sous-entendu, comme dans l’exemple concernant Wotan et sa lance. On
constate alors que lorsqu’une divinité est représentée par un objet,
et que l’objet devient la divinité elle-même, le transfert ne
s’effectuant pas au niveau du langage ne peut évidemment pas être
considéré comme une hypallage, mais le mécanisme mental est le même :
reporter sur un objet les caractères qui conviennent à un autre, procédé de
représentation des divinités ou du pouvoir que l’on retrouve dans
tous les mythes.
L’importance de ces quatre figures dans les mythes est indirectement
attestée par E. Cassirer (Philosophie des formes symboliques 2, Ed de
minuit). Nous utilisons continuellement, pas seulement dans le langage
poétique, la métaphore, mais nous maintenons une séparation nette entre le
domaine de la réalité et celui de l’image, mais : « Là où nous voyons
un simple rapport de représentation allégorique le mythe, pour autant
qu’il ne s’est pas écarté de sa forme primitive et qu’il
n’a pas perdu son caractère originel voit plutôt un rapport
d’identité réelle. L’image ne manifeste pas la chose elle est
la chose ». (Opus cité, page 60). Autrement dit la métaphore n’existe
que pour ceux qui sont extérieurs au contexte où le mythe est vivant. « Si
nous commençons par la catégorie de quantité, nous avons déjà vu que la
pensée mythique n’établit nulle part de frontière nette entre le tout
et les parties et que la partie ne représente pas le tout mais
qu’elle est le tout ». (Opus cité page 89) Autrement dit, pour la
pensée mythique, la synecdoque n’existe pas en tant que telle. « La
catégorie de similitude n’est pas moins favorable que celle du tout
et de la partie et que celle de propriété pour montrer l’opposition
typique qui sépare le mythe et la connaissance [...] le mythe a
exclusivement affaire à l’existence et à la présence immédiate. Pour
lui, il n’y a pas de signe pur et simple qui renverrait à un terme
éloigné et absent : c’est la même chose dans son intégralité, dès
qu’est donné un terme qui lui ressemble ». (opus cité page 93). Et
voilà pour la métonymie. Passer du mythe à la connaissance c’est donc
au niveau de l’expression reconnaître l’existence du caractère
imagé du langage. « [Dans le mythe] chaque propriété particulière de la
matière chaque forme que celle-ci peut prendre, chaque influence
qu’elle peut exercer est ici hypostasiée et devient une substance, un
être ». Dans une relation à deux termes, la quantité existe en elle-même et
n’est pas plus fixée à un terme qu’à l’autre ; cette
symétrie fait que l’hypallage disparaît également en tant que telle.
Autrement dit, de l’intérieur du mythe, ces quatre figures de
rhétorique n’existent pas.
Dans
la mesure où les mythes anciens restent en partie vivants parmi nous au
travers des contes pour enfants, ils sont fortement imprégnés de
connotations ludiques. La confession, de G. Dumézil qui suit, nous offre
une transition vers le 4 dans les mythes : « Je lui attribue, du moins
c’est le sentiment que j’ai, très fort, que toute ma vie
intellectuelle, toute mon étude a été un jeu et que je n’ai été au
total, qu’un joueur impénitent et quelque peu chanceux ». Notre cher
Roger Caillois, dans un livre célèbre, qui paru en ces lieux, et
qu’on n’est pas parvenu à prendre en défaut a divisé les jeux,
toutes les activités ludiques en quatre classes :
- Aléa, le jeu de hasard.
- Agôn, Le jeu de la compétition.
- Mimicry, le jeu d’imitation, de singerie.
- Hélix, le jeu d’excitation, de vertige, proprement de tourbillon.
Mais qu’est-ce que la vie, sinon une alternance de jeux des
différentes classes ! Wotan, Dumézil, nous-mêmes, des joueurs impénitents !
Et à quel classement arrivons-nous ?
(1) Ceux qui ont de solides chances de gagner, et qui gagnent.
(2) Ceux qui ne savent profiter de leurs chances et qui perdent.
(3) Ceux qui n’ont guère de chances, au départ, et qui cependant
finissent par gagner.
(4)Et la multitude de ceux qui tout simplement perdent, sans qu’on
sache jamais si c’est la chance qui leur a manqué.
Nous nous retrouvons ainsi, avec la quasi certitude qu’en notre monde
moderne et dominé par la science et la raison, mythe et réalité ne cessent
d’être si intimement liés, que même la raison, ne peut, sans
s’aveugler, prétendre faire la part de l’un et de
l’autre.
«
...La forme mythique de la vie s’imprime intégralement dans la forme
spatiale que projette la pensée mythique et peut dans un certain sens se
lire dans celle-ci [...] La totalité du ciel se partage en quatre parties,
qui sont déterminées par les régions du monde : une région devant soi, au
sud, une dernière soi, au nord, une à droite, l’ouest, et une à
gauche, l’est. A partir de cette division originaire de nature
purement spatiale se déploie tout le système de la théologie romaine . Aux
trois premiers nombres s’adjoint 4 dont on a montré la signification
religieuse et cosmique avant tout dans les religions de l’Amérique du
nord[...] Dans le système chinois, à chacune des quatre directions
essentielles du ciel, le nord, le sud, l’est et l’ouest
correspond une saison déterminée, une couleur, un élément, une espèce
animale, un organe du corps humain, et ainsi de suite[...] nous retrouvons
cette symbolique du nombre 4 chez les Cherokee, où, de la même manière, les
quatre points cardinaux du monde se voient attribués une couleur
particulière, une certaine fonction, ou même un état contingent comme la
victoire ,ou la défaite, la maladie ou la mort[...] Au Moyen-Âge on
identifie les quatre extrémités de la croix aux quatre régions du ciel et
du monde et qu’on rattache l’est, l’ouest, le nord, le
sud, à certaines phases de l’histoire chrétienne. »
Ces mêmes thèmes sont développés par C. Kerényi. « La question peut être
posée très nettement au sujet de l’un des traits du plan de Mandala :
son exacte division en quarts. La division quadripartite apparaît encore
comme un trait cosmique dans l’utilisation bouddhiste du symbole. Les
quatre éléments avec lesquels elle est mise en relation, correspondent, aux
Indes comme en Grèce, à une division du monde en quatre parts [...].
D’après Zimmer, l’adepte fait émaner de soi, dans tous les
sens, des rayons de la couleur des quatre régions du ciel : bleus, verts,
rouges et jaunes. Ces rayons partent des têtes de soleil, auquel l'adepte
s’est identifié à ses yeux extérieurs ». Puis, page 31, « Il (Jung) a
trouvé, dans la tétrade une qualité de cette médianité du tout humain
qu’il considère comme un des résultats de l’individuation et
qu’il désigne par “le soi”. Mais à coté du
“quatre”, il a trouvé encore d'autres nombres : Par exemple
“trois”, particulièrement chez les hommes : il lui semble
cependant que tout se passe comme s’il existait normalement une
propension au “quatre”, ou comme si statistiquement, il y avait
une plus grande probabilité pour “quatre” ». A cause de la
variabilité des nombres, il rejette la pensée des quatre points cardinaux.
Toutefois, avec les réserves requises, il se permet d'indiquer la
possibilité d'une origine cosmique d'un tout autre ordre : le principal
élément constitutif de l'organisme somatique est le carbone, marqué par sa
quadrivalence chimique [...]. Si [...] le phénomène du quatre ne constitue
pas une simple création imaginative du conscient, mais “un produit spontané
des facultés psychiques objectives ”, on pourrait saisir ici un
élément mythologique de base dans ce retour à ce qu'il y a d'inorganique
dans l'homme ». Puis l'auteur évoque la division quadripartite se
retrouvant à l'origine même de l'organisme. Correspondant au troisième pas
de sa formation : (1), formation d'un zygote à la fécondation ; (2)
première division en deux de la cellule primitive, (3) « l'exacte division
quadripartite et un état quadricellulaire qui devait continuer toujours à
se dédoubler ». Plus loin, l'auteur donne des exemples, où le trois est lié
à l'homme et le quatre à la femme (page 33 et suivante), mais cela nous
entraînerait trop loin.
Sans commentaire, citons ce passage de la bible (L'Exode, 25,10, Yahvé
s'adresse à Moïse : « Tu fondras, pour l'arche, quatre anneaux d'or et tu
les fixeras à ses quatre pieds. »
Pour conclure, je me tourne vers l'un des grands de la philosophie, E. Kant
avec la Critique de la raison pure ; Le quatre et le trois sont à la base
de l'organisation du système du philosophe. Kant expose d'abord les «
formes simples de l'entendement », définissant la « fonction de la pensée»
:
Quatre titres :
(1) Jugements quantitatifs : universels, particuliers, singuliers (Tous
les... sont... ; Un... est... ; Tel objet est...).
(2) Qualité des jugements : affirmatifs, négatifs, indéfinis.
(3) Relations : catégoriques, hypothétiques, disjonctifs.
(4) Modalités des jugements : Problématiques, assertoriques, apodictiques.
(Page 88)
A quoi
correspondent les fameuses catégories :
(1) De la quantité, (2) De la qualité, (3) de la relation, (4) de la
modalité. Avec les mêmes subdivisions (page 94). Puis les quatre principes
synthétiques de l'entendement pur :
(1) Axiomes de l'intuition ; (2) Anticipations de la perception ; (3) Des
analogies de l'expérience ; (4) Des postulats de la pensée empirique (page
163). Poursuivons avec une division du concept du rien :
(1) Concept vide, sans objet ; (2) objet vide d'un concept ; (3) intuition
vide d'objet ; (4) Objet vide sans concept ; (page 249) et, la topique de
la psychologie rationnelle :
(1) L'âme est substance ; (2) Simple, quant à la qualité ; (3) Elle est
unité ; (4) L'âme est en rapport avec des objets possible dans
l’espace (page 281).
Et
pour terminer, les :
- Quatre paralogismes de la raison pure (page 275)
- Quatre idées cosmologiques (page 332)
- Quatre antinomies de la raison pure (page 336 et suivantes).
Ces
antinomies sont nommées par Kant « conflits des idées transcendantales ».
Elles se présentent comme quatre couples de thèses et d'antithèses. Compte
tenu du fait que ces antinomies que ni l'expérience, ni la raison ne
peuvent trancher sont toujours d'actualité, et qu'elles concernent les
problèmes que nous étudions, nous les donnons pour terminer.
Premier
conflit des idées transcendantales :
Thèse/antithèse
Le monde a un commencement dans le temps et il est aussi limité dans
l'espace / Le monde n'a ni commencement dans le temps, ni limite dans
l'espace, mais il est infini aussi bien dans le temps que dans l'espace.
Deuxième
conflit des idées transcendantales.
Toute substance composée, dans le monde, se compose de parties simples, et
il n'existe absolument rien que le simple ou ce qui en est composé. /
Aucune chose composée, dans le monde, n'est formée de parties simples, et
il n'existe rien de simple dans le monde.
Troisième
conflit...
La causalité selon les lois de la nature n'est pas la seule dont puissent
être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est encore nécessaire
d'admettre une causalité libre pour l'explication de ces phénomènes. / Il
n'y a pas de liberté, mais tout arrive dans le monde uniquement suivant les
lois de la nature.
Quatrième
conflit...
Le monde implique quelque chose qui, soit comme sa partie, soit comme sa
cause est un être absolument nécessaire. / Il n'existe nulle part aucun
être absolument nécessaire, ni dans le monde, ni hors du monde, comme en
étant la cause.
Finalement, nous ne sommes pas très loin des conflits qui hantent le
cœur de notre héros, Wotan.
DEUXIEME
PARTIE : LE COMPLEXE DE WOTAN
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Nous
n'allons pas, d'emblée, définir le complexe de Wotan, mais d'abord en
cerner le contenu. Peut-on d’ailleurs aller beaucoup plus loin dans
la définition des concepts qui touchent à la psychologie humaine ? Ce
n’est pas sûr. Ou alors il faut être un professionnel de la psychologie,
et préciser le cadre idéologique que l’on adopte. Le complexe de
Wotan ? C’est le concept qui émergera, peut-être, comme idée-force,
dans l’esprit du lecteur qui aura eu la patience d’aller
jusqu’au bout de ce livre.
Il sera d’abord question de concepts apparentés, comme le complexe
d’Œdipe ou encore le double bind (la double contrainte) de G.
Bateson. Nous nous livrerons alors à un va-et-vient entre le texte de
Wagner, les situations dans lesquelles ils plongent ses personnages et les
textes où se révèlent des parentés de pensées sur le même sujet.
Le « triangle » selon R. Girard
Il
s'agit de la généralisation de la situation sur laquelle repose le complexe
d'Œdipe ; vulgairement, le triangle classique du théâtre de boulevard,
la femme, l'amant et le rival. Selon R. Girard, Freud n'a fait, avec le
complexe d'Œdipe, que postuler une possible situation triangulaire
dont l'importance est manifestement considérable dans les rapports humains.
L'analyse de R. Girard s'appuie sur le concept de « désir mimétique ». Selon
cet auteur, nous désirons une personne ou un objet au travers du désir
d'autrui visant le même objet. Autrement dit le triangle réduit à sa
structure formelle est constitué de trois « objets » : l'objet du désir,
celui qui désire, le rival, celui qui catalyse le désir.
De ce point de vue, la Tétralogie est constituée des entrelacs de
triangles, certains reproduisant le complexe d'Œdipe direct (voir
schéma ci-après), ou inverse, d'autres caractéristiques de ce que nous
appelons Complexe de Wotan.
Wotan a aspiré au pouvoir absolu, celui qui s'étend sur l'univers.
Apparemment, il a réussi dans son entreprise ; grâce aux runes, il impose
sa loi à toutes les créatures. Mais le dieu n'a pas tardé à comprendre
qu'il s'était trompé sur la nature de ses désirs. Wotan parle à Brünnhilde
(La Walkyrie, acte II, scène 2.) : « Comment pourrai-je/ rusé, me mentir ?
» ; Pour comprendre cette confession de Wotan à sa fille, essentielle pour
notre sujet, il nous faut revenir en arrière. Le dieu a pris une apparence
humaine pour donner naissance au héros capable de reconquérir l'anneau.
Nous avons appris que ce héros, pour accomplir l'acte rédempteur, doit être
étranger au dieu, ne jamais bénéficier, ni de son aide, ni de ses faveurs.
Or Wotan, même s'il ne révèle rien de ses plans à Siegmund, met lui-même en
place le destin du héros attendu. A la fin de sa longue plainte désespérée
Wotan dit à sa fille ; « L'être libre soi-même doit se créer/ des esclaves
seuls je pétris ». Brünnhilde lui répond : « Mais le Wälsung, Siegmund /
n'est-il pas libre ? » ; et Wotan : « En sauvage j'errai / avec lui dans
les bois / contre les dieux / je l'excitai, plein d’audace : / mais
contre leur vengeance / seule dès lors le protège l'épée / que la faveur /
d'un dieu lui destina ». Wotan a dressé Siegmund contre les dieux, mais
lorsqu'il dit « l'épée qu'un dieu lui destina », il montre que c'est aussi,
et surtout contre lui-même qu'il a dressé son propre fils ! La « ruse »
dont s'accuse Wotan, c'est évidemment d'avoir donné lui-même l'épée à Siegmund,
mais d'une façon plus profonde d'avoir voulu croire qu'il pouvait se
satisfaire de voir ses propres désirs vivre en un autre qu'en lui-même. Le
rêve qu'il poursuit, et qui dépasse de loin la simple reconquête de
l’anneau : c'est la création de « Celui qui, contre le dieu / se
battrait pour moi, / l'ennemi amical... ». Il suffit à Frika de rappeler au
dieu qu'il est le maître de tous les destins humains, pour lui démontrer
qu'il est aussi maître du destin de Siegmund, donc que celui-ci est un esclave
comme les autres. A ce point précis commence à se dessiner le Complexe de
Wotan.
Commençons
par repérer tous les « triangles de Girard » au travers desquels doit
émerger notre Complexe de Wotan. Précisons tout de suite qu'aucun de ces
schémas ne peut symboliser le complexe, contrairement au complexe
d'Œdipe (voir plus bas, schéma 1), qui peut être enfermé dans un
schéma très simple.
- (1) Wotan , Siegmund , Fricka. (2) Siegmund , Sieglinde, Hunding. (3)
Wotan, Albérich, l'anneau. (4) Wotan , Brünnhilde , Siegmund. (5) Wotan ,
Brünnhilde , Siegfried. (6) Wotan, Erda, le savoir. (7) Siegfried , Mime,
l'épée. (8) Wotan , Mime, Siegfried. (9) Wagner, Hagen, l'anneau.
(10) Siegfried , Brünnhilde , Gutrune. Gunther, bien que d'une certaine
façon, rival de Siegfried, n'entre dans aucune combinaison car il n'est
agité d'aucun désir réel pour Brünnhilde, et que de toute façon, Siegfried,
drogué, ne manifeste plus aucun sentiment pour Brünnhilde au moment des
affrontements.
Comparons d'abord la situation (1) avec le complexe d'Œdipe :
(Dans
le schéma (2), c'est Fricka qui tient le rôle de la mère, bien qu'elle ne
soit que la belle-mère ; sa place est justifiée dans la mesure où c'est
elle qui intervient dans le conflit intérieur qui ronge Wotan.)
Les deux schémas manifestent une évidente analogie structurelle, mais les
relations sont fondamentalement différentes. Si Œdipe tue son père
dans le mythe, dans le complexe il n'y a que velléité inconsciente (si on
accepte les vues de Freud). Fricka veut la mort de Siegmund pour deux
raisons : (1) Siegmund est le fruit de l'adultère, (2) Celui-ci s'est rendu
coupable d'inceste. Mais on peut également pensée que Fricka connaît les
vrais motifs de son époux, et qu'il soit pour elle nécessaire de s'opposer
aux projets suicidaires de celui-ci.
Nous allons porter notre attention sur le triangle (5) : Wotan, Brünnhilde,
Siegfried :
Fils (Siegfried)
|
veut la mort
du
|
amour pour
|
|
Père (Wotan)
|
|
la mère
(Brunnhilde)
|
|
Plusieurs
remarques sont à faire concernant les éléments de ce triangle :
- Brünnhilde est en position de mère par rapport à Siegfried. Au sens
strict, c'est la tante de Siegfried, l'inceste est moins marqué, mais il
existe cependant. La position de mère se justifie dans la mesure où elle se
comporte, en rendant Siegfried en partie invulnérable, comme plusieurs
mères mythiques, Thétis, par exemple et Achille.
- Wotan n'est pas le père de Siegfried, mais son grand-père ; Siegfried est
cependant au même niveau que Brünnhilde ; de toute façon c'est bien le fils
spirituel, exactement comme l'a voulu le dieu lui-même !
- Ce schéma est isomorphe à celui correspondant au complexe d'Œdipe,
mais les contenus, comme nous le verrons sont totalement différents.
D'autre part, les deux complexes n'agissent pas au même niveau. Le complexe
d'Œdipe est un conflit intérieur qui n'a pas directement de
conséquences sociales déterminantes dans la mesure où il se résout
normalement sans laisser de traces apparentes, et de toute façon, avant
l’insertion de l'individu dans la société. Le Complexe de Wotan prend
peu à peu possession de la totalité de l'être, dominant le psychisme, puis
commandant le comportement social de l'individu.
Complexe et complexité
Nous
devons prendre le mot complexe dans son double sens, psychanalytique et
moderne. En fait, la psychanalyse avait anticipé le sens moderne du mot
dans la mesure où la psychologie humaine est un nœud de complexité :
complexe, en tant qu’objet, et source de complexité.
Le monde est ce qu'il est (« l'en-soi » selon Sartre). Il s'étale, il se
donne à nous, nous montrant, sans complexe, son extrême diversité, et son
extraordinaire complexité. Phénomènes multiformes dont nous ne recevons que
des informations partielles souvent déformées, aux différents aspects
apparemment contradictoires ; nous sommes contraints, pour tenter de les
comprendre, à des procédures mutilantes qui ne nous livrent jamais les
objets tels qu'ils sont :
- dissociation en niveaux, selon des clivages le plus souvent arbitraires
et artificiels ; en postulant à tort, (le plus souvent en connaissance de
cause), mais sans qu'on puisse faire autrement, l'autonomie réciproque de
ces niveaux. (Dissociations opérées alors qu'ils étaient, et qu'on savait)
ces niveaux indissociables.
- Découpage arbitraire de la réalité à un niveau donné en objets autonomes
alors qu'un objet reste toujours en interaction avec son environnement.
En fait, nous n'avons guère le choix des moyens. Nous construisons en nous
ce que nous appeler objets réels, à partir des données analytiques de nos
sens, mais qui ne sont en fait que des objets virtuels. Notre cerveau
génère la complexité à partir d'éléments séparés que sont les influx
nerveux envoyés par nos sens aux centres de traitement de notre encéphale.
Comprendre cette complexité ce serait reconstituer les éléments qui l'ont
générée, reconnaître et formaliser dans un modèle les relations qui les
unissent. On ne peut comprendre directement un système en dissociant les
éléments qui le composent, puisque, dans le cas des systèmes vivants, cette
dissociation détruit le système. Tout ce qu'on peut espérer, c'est
reconstruire un modèle du système, à partir de ses éléments qui lui soit
isomorphe relativement aux structures qui nous intéressent.
Le double-bind
On
appelle « esprit de contradiction », cette tendance d'une majorité
d'individu à prendre systématiquement le contre-pied des affirmations des
autres. Nous allons voir qu'il ne s'agit là que d'un cas particulier d'un
phénomène qui domine aussi bien la physique, c'est-à-dire le domaine de
l'inanimé que la biologie, domaine du vivant. En thermodynamique c'est le
principe de modération, en physique le principe d'inertie, en électricité,
la loi de Lenz.
Ces trois principes stipulent que tout phénomène qui tend à modifier un
système déclenche une réaction qui s'oppose au changement: si on fait
varier le volume d'un système fermé, l'augmentation de pression tend à
s'opposer à une diminution de volume, et réciproquement ; un corps pesant
soumis à une force, s'oppose, par inertie à l'accélération qui lui est
communiquée ; lorsqu'on déplace un fil parcouru par un courant dans un champ
magnétique, il y a création d'un courant induit qui s'oppose à la cause qui
lui donne naissance.
En psychologie, c'est tout simplement la force de l'habitude, la crainte
accompagnée du refus de changement, la résistance naturelle à ce qui oblige
l'individu à modifier son comportement. C'est aussi, le « double-bind » ou
double contrainte mis en évidence par G. Batéson.
Au cours d'enquête ethnographique, G. Bateson met en évidence ces curieuses
relations mère enfant au sein d'une société primitive : la mère esquisse un
geste vers l'enfant, celui-ci perçoit ce geste comme un appel de tendresse
auquel il commence à répondre par une tentative de rapprochement, alors la
mère répond par un geste de recul ; puis toute velléité de rapprochement se
solde, de part et d'autre par le même réflexe. Tout rapprochement devient
alors impossible.
Ce n'est évidemment pas sur ce seul principe que repose l'ambiguïté des
relations interindividuelles, même s'il revêt, comme nous allons le voir
une grande importance. Ce qui est remarquable c'est de retrouver sur le
plan mental, un phénomène qui ne paraissait intéresser que la sphère
matérielle. Formellement, le principe de modération , peut s'exprimer de
telle façon qu'il peut s'appliquer à toutes les situations, aussi bien
matérielles que psychiques : lorsque deux systèmes entrent en interaction,
toute modification imposée par l'un à l'autre entraîne de la part de
celui-ci une réaction s'opposant à cette modification. Notre relation
empathique d'un individu envers l'autre repose sur une exigence qui porte
en elle une contradiction. Le cerveau, siège de réactions
physico-chimiques, obéit donc à ce principe, qui est à la base de tout
système régulateur.
Il faut cependant remarquer que le double-bind, contrairement aux divers
principes physiques énumérés, ne conduit jamais à un équilibre, mais à une
impasse qui ne trouve généralement de solution que dans la violence, ou
tout au moins dans la rupture.
Il semble qu'une volonté profonde anime chaque être : être l'autre tout en
restant soi-même. Dès lors tout mouvement vers l'autre comporte un risque
de négation de sa propre personnalité entraînant une réaction de recul,
aussi bien pour l'un que pour l'autre ; a moins que la passion ne s'en mêle
et que toute réflexion spontanée soit anéantie, mais c'est une autre
histoire. Le recul réciproque provoque alors une esquisse de rapprochement
qui entraîne un nouveau recul... etc. Va-t-il se crée une distance optimale
comme dans le cas de la constitution de la molécule, ou, plus proche de
nous, le cas de certaines espèces animales où une telle distance s'établit
entre individus de rang différent? Le caractère tumultueux des relations
amoureuses montre que c'est rarement le cas
E. Zarifian, docteur psychiatre au CHU de Caen évoque le double-bind sous une
autre forme (cahier du MURS, comprendre notre cerveau, N° 14, 1988). Il
s'agit de pathologies familiales :
« Tout fonctionne à travers ce qu'on a appelé le “double lien”
et “ injonction paradoxale” qui sont impossible à supporter
pour quelqu'un qui est atteint d'une psychose. C'est extrêmement difficile
déjà pour les gens qui n'en sont pas atteints...
Je m'arrête un instant pour que vous vous rendiez compte que dans la vie de
tous les jours, vous êtes en permanence soumis à une communication type
double lien ou type injonction paradoxale. C'est le système de relation que
quelqu'un établit avec nous et qui porte en soi son contraire. C'est-à-dire
que la personne qui est en face de vous va exprimer quelque chose, par
exemple par la parole et, en fait, son comportement va exprimer exactement
l'inverse. Lorsque, tout à fait bien intentionnée, une mère dit à son
enfant qu'elle voit emprunté et gauche : “mais je t'en prie, soit
naturel ”, comment voulez-vous qu'on soit naturel par injonction, ce
n'est pas possible, ou si on l'est sur ordre, on ne l'est plus : ça c'est
un double lien ». (Extrait d'une conférence).
Nous allons à l'aide du double-bind, traiter formellement des relations
maître-élève ou maître-disciple. Le maître est, vis à vis du disciple, en
position dominante. Cette relation possède de nombreuses similitudes avec
celle de mère et de l’enfant : alimentation, apprentissage, montée
dialectique, de l'enfant ou du disciple, ne puissance, puis nécessité d'un
sevrage. Certes, le maître a encore beaucoup à apprendre du disciple qui le
contraint à réorganiser ses connaissances, à les approfondir, pour son
enrichissement personnel, mais aussi pour maintenir une certaine distance.
Il n'en reste pas moins que la relation est fortement dissymétrique ;
domination et liberté du maître, dépendance et soumission de l'élève. Alors
que se déroule le processus d'apprentissage, l'écart entre les niveaux de
connaissances diminue ; Parallèlement, les potentialités de l'élève
augmentent et celles du maître diminuent jusqu'au point critique où l'élève
égale le maître, mais l'un suivant une courbe ascendante et l'autre une
courbe descendante. D'un coté, désir contradictoire de donner et de garder,
de l'autre, de prendre et de refuser. La finalité première du maître est de
faire du disciple, en même temps un individu à part entière, et un reflet
de lui-même. Le maître ne peut accepter sans une lutte intérieure à la
limite de la conscience, l'irrésistible ascension du disciple, d'autant
plus qu'il la vit avec son propre déclin. De son coté, l'admiration que le
disciple a pour son maître se banalise au fur et à mesure que se dissipe
dans son esprit le sentiment que le maître se tient à un niveau
transcendant de connaissance. Le maître reste peut-être un modèle, mais que
l'on peut atteindre avant de dépasser. La relation maître/disciple s'insère
nécessairement dans la cadre élargi d'une dimension transcendante de
l'Homme, ou de l’Être : l'homme évolue vers un lui-même qui le
dépasse. Le but du maître doit être d'amener son disciple à le dépasser, et
la volonté du disciple doit être de dépasser le maître. Ainsi, ils ont,
tous deux en eux le même projet, et pourtant, ils vont s'opposer dans un
combat mortel, celui qui oppose d'abord Wotan et Siegmund, puis Wotan et
Siegfried. Les sentiments réciproques du maître et du disciple vont évoluer
durant la période d'apprentissage, suivant une succession d'oppositions et
d'accord profond qui caractérise toute progression dialectique ;
d'imperceptible, le double bind crée des tensions de plus en plus fortes
qui finissent par consommer la nécessaire rupture.
C'est lorsque le disciple arrive au niveau du maître que la double
contrainte s'exacerbe ; mouvement d'approche ou de recul sont, pour chacun
d'autant plus difficile à interpréter qu'ils sont en eux-mêmes ambigus ;
L'approche est aussi bien agression que recherche d'un contact plus étroit
; le recul, fuite aussi bien qu'invitation à venir vers soi. Il faut
souligner qu'il ne s'agit pas seulement d'interprétation du mouvement de
l'autre, mais également de sentiments contradictoires chez chacun des
individus: Le maître est partagé entre une agression qu'il refoule -
l'élève doit prendre sa place tôt ou tard - et le désir d'amener son
disciple au-delà de ce qu'il a lui-même atteint ; l'élève partagé entre la
reconnaissance et le désir d'être enfin maître de ses pensées, de
développer ses propres potentialités, d'aller ainsi au-delà du maître.
Voilà le drame ; alors que tous deux visent le même but, la rupture est
inévitable.
Le complexe de castration
Wotan
est un dieu castré. C'est évidemment une bien curieuse contradiction.
Ainsi, comme nous l'avons vu au chapitre I, il est, en même temps le
dieu-pénis (par son identification avec Odin) et le dieu castré (la perte
de l'œil devant être, en partie, et suivant d'autres mythes être
interprétée comme une castration). Il s'agit en fait d'une castration
partielle qui sans rendre le dieu stérile, lui donne accès à une puissance
supérieure..
Cette mutilation partielle est l'une des grandes constantes mythiques.
Ainsi, on trouve des dieux ou des héros boiteux, manchot. S'agit-il d'une
forme de préservation, comme l'était peut-être à l'origine la circoncision
? On peut certainement invoquer autant d'arguments pour et contre une telle
interprétation. Ce qui n'est cependant guère douteux, c'est que le fait est
lié à la peur viscérale et atavique, qui existe chez l'homme de la
mutilation des organes, en particulier sexuels. Partant de là, et pour des
raisons peut-être pas plus obscures que cela, ont inventé l'envie du pénis
chez la femme. Deux remarques préalables sont à faire :
(1) Nombreux sont ceux, qui comme moi-même ont vécu avec des petites
filles, en leur laissant une totale liberté d'expression, et qui n'ont rien
constaté, dans le comportement de celle-ci, qui laisse penser que l'absence
de pénis soit pour elles un problème.
(2) La plupart des femmes affirment généralement ne rien ressentir de tel.
Evidemment, ces objections ne sont pas recevables au regard des
psychanalystes ; comme d'autre part ceux ont inventé l'arme absolue de
défense, le refoulement des aspects choquants de notre personnalité, il est
inutile de poursuivre au-delà la discussion.
La tentation est grande de retourner contre eux l'arme que Freud et les
psychanalystes ont inventée pour se garder de leurs adversaires : la
censure que notre conscience s'impose à elle-même ; pour ne pas se « voir »
telle qu'elle est. Car ce qui paraît beaucoup plus probable, c'est
l'existence d'un complexe de la matrice. L'homme peut toujours tenter de
gonfler son importance dans l'acte de procréation, c'est la femme qui tient
de loin le premier rôle. Non seulement, elle participe à part égale, avec
l'homme, à la création de la première cellule, mais elle partage avec
l'enfant, une union totale de neuf mois, puis une très longue période de
liens privilégiés. En fait c'est la femme qui de loin domine la
perpétuation de l'espèce humaine (à l'instar de la quasi totalité des
espèces !). L'homme semi castré, est celui qui bien que s'estimant
dominateur parce que, sur la femme il a manifestement une supériorité
physique, sait que l'essentiel de la procréation lui échappe. De là à
postuler l'existence latente d'un complexe de non-création, c'est le pas
que je propose de franchir, et qui nous donnera l'une des composantes du
Complexe de Wotan.
Certains ont même vu dans le développement de la fécondation in vitro une
complaisance trouble des partenaires masculins de l'aventure : une
merveilleuse occasion de priver la femme de son privilège exorbitant sur
l'homme, arriver, dans ce domaine à une égalité entre l'homme et la femme.
Les bonnes raisons ne manquent pas ! Nous devons libérer la femme de ce
fardeau qu'est la procréation ; l'idéal n'est-il pas de construire des
matrices artificielles, où la femme n'aurait qu'à déposer des ovules et
l'homme à retrouver les gestes des premières émotions sexuelles ? Le
progrès exige qu'on chasse l'aléatoire d'un domaine essentiel de la vie ;
dans un monde menacer de surpopulation, il faut dès maintenant, et avant
qu'il ne soit trop tard, mettre en place un contrôle parfait de la
natalité.
Il n'est pas difficile de montrer que Wotan est, sur ce point particulier
l'archétype de l'homme accablé par ce complexe. Certes le dieu n'a pas été,
sans avoir à dépasser le cadre du Ring, en mal de paternité. Siegmund et
Sieglinde, de mère humaine ; Les Walkyries, dont Brünnhilde, d'essence
divine puisque fille d'Erda, la Mère.
Mais avant de poursuivre posons-nous cette intrigante question : qui révèle
ou dévoile le complexe de qui ? Car enfin le Wotan de la Tétralogie est une
pure invention de Wagner. Celui-ci n'a puisé dans la mythologie, comme nous
l'avons déjà souligné, que les composantes disparates de plusieurs
personnages. Le personnage ainsi créé a-t-il échappé, en partie à la
volonté de son créateur ; est-il devenu plus ou même autre de ce qu'a voulu
le compositeur ? Mon travail est-il mis en évidence ou pure invention sur
des thèmes qui n'existaient, ni au niveau des mythes, ni à celui de la
volonté de Wagner ? Je me serais borné à écrire un roman, si je n'avais pas
cru le contraire. Car enfin, ce n'est pas moi qui invente la filiation qui
conduit de Wotan à Siegfried. Admettons que ce soit Wotan qui soit maître
du jeu (après tout on peut identifier Wotan et Wagner). Lorsque le dieu,
abandonnant le Walhall, prend l'apparence humaine et fonde la race des
Walsüng, il donne naissance aux jumeaux, mais ne s'inquiète guère de la
mère qu'il laisse se faire massacrer par ses ennemis ; Siegmund et
Sieglinde apparaissent alors comme les enfants du seul Wotan. Siegfried
naissant de ce couple de jumeau, l'unicité du lien avec Wotan est donc
renforcée Si Brünnhilde et Siegfried avait procréé, la descendance unique
de Wotan se serait trouvée encore renforcée. Il y a donc une volonté
manifeste d'éliminer la femme qui cette fois-ci est propre au personnage
voulu par Wagner.
Complexe...complexe
Le
terme est d'utilisation relativement récente. Dériver du latin complexus,
on y trouve, étymologiquement les idées d'éléments imbriqués, de pliage,
d'entrelacement. On pourrait parler de tissage mais tel que trames et
chaînes deviennent indiscernables. Nous avons déjà évoqué le double sens
moderne du mot (1) est complexe ce qu'on ne peut décomposer en parties,
sans que s'évanouisse ce qui fait précisément l'objet de la recherche ; (2)
le terme utilisé en psychologie et psychanalyse pour désigné un ensemble de
dispositions psychiques développant ses potentialités de façon le plus
souvent inconsciente.
L'esprit humain considère que le réel, tel qu'il est appréhendé par la
conscience connaissante, est organisé en niveaux. La question de la réalité
de cette organisation ne se pose pas plus que la réalité du monde lui-même.
Nous reviendrons sur ce problème, mais précisons tout de suite que nous
adoptons la position généralement adoptée par les scientifiques : le monde
existe comme entité séparée de notre conscience, et le but de la science
est de tenter de le comprendre.
A chaque niveau correspond des « formes » différentes de complexité. Par
exemple, en thermodynamique, au niveau microscopique où les méthodes de la
mécanique classique ne peuvent être mises en œuvre, un système est
complexe selon deux aspects :
- Une complexité spatiale, due au fait que l'on ne peut suivre l'évolution
de chaque particule, donc impossibilité d'analyser le système à partir de
ses éléments ;
- Une complexité énergétique, chaque particule pouvant se trouver dans
plusieurs états.
La complexité est un problème moderne dans la mesure où jusqu'au début de
ce siècle, l'homme avait une telle foi en la science, que rien ne semblait
pouvoir résister, dans le domaine de la connaissance, au génie humain. Mais
les prodigieux progrès scientifiques n'ont fait que creuser l'abîme qui
nous sépare des Vérités essentielles, en particulier en montrant aussi bien
concrètement que formellement l'impossibilité de réduire les réalités de
tous ordres en éléments irréductibles et autonomes (les monades de
Liebniz). Scientifiquement, la situation n'a rien de désespérant, surtout
pour ceux qui ont les moyens de la recherche, car une philosophie nouvelle
naît petit à petit. Un système se met en place où aucune question n'est, a
priori éludée, mais posée dans des cadres théoriques de mieux en mieux
définis. Une question comme celle de l'existence de dieu, par exemple, ne
se pose pas dans le cadre de la science, non pas par désintérêt ou mépris
des scientifiques eux-mêmes, mais parce que les méthodes de la science sont
impuissantes dans un domaine où les faits n'obéissent pas à des règles
strictes.
Mais plus près de nous et de nos préoccupations présentes, il y a les faits
de conscience, qui échappent à la science, pour des raisons, cette fois-ci
de complexité multi niveaux. Parlant de la conscience, on ne peut éluder le
problème des relations corps/esprit, lié à celui-ci de l'éventuelle dualité
sous-jacente. On simplifie les problèmes à supposer une indépendance de
l'esprit vis à vis du corps, on s'engage cependant sur un terrain qui non
seulement est en dehors de la science, mais n'a plus d'attache avec la
réalité ; autrement dit nous entrons dans la mauvaise métaphysique, celle
qui peut se permettre d'affirmer n'importe quoi sans risquer d'être
contredite. Personne ne peut plus sérieusement nier, aujourd'hui, les liens
de dépendances étroits entre fonctionnement physiologique du cerveau et
conscience. Doit-on alors postuler l'identité de notre conscience avec le
fonctionnement du cerveau ? La frontière métaphysique entre monisme et
dualisme corps/ esprit existe encore, mais tient-elle encore au regard de
la science ? Certainement pas, dans la mesure où aucun fait, au sens
scientifique du terme, ne permet de supposer qu'une conscience pourrait
exister sans un support matériel. Et pourtant certains savants refusent la
matérialité totale de la conscience, sans toutefois chercher à fonder leur croyance
sur la science elle-même. Ne prenons qu'un seul cas, mais particulièrement
critique, puisqu'il s'agit d'un éminent neurologue, spécialiste du cerveau,
J. Eccles. Celui-ci, aux dernières pages de son ouvrage consacré au
cerveau, Evolution du cerveau et création de la conscience, (Champs
Flammarion, 1994), alors qu'il s'est livré à une étude scientifiquement
rigoureuse conclut :
« Puisque les solutions matérialistes sont incapables d'expliquer notre
expérience d'unicité, je me sens contraint d'attribuer l'unicité du moi (ou
de l'âme) à une création spirituelle d'ordre surnaturel. Pour m'expliquer
en termes théologiques : chaque âme est une création divine nouvelle
implantée dans le fœtus à un moment compris entre la conception et la
naissance. C'est la certitude d'un noyau intérieur d'individualité unique
qui rend nécessaire l'idée de cette “création divine”. Je
prétends qu'aucune autre explication ne tient.[...] Ainsi, il existe non
seulement un Dieu transcendant, créateur de l'univers, le Dieu d'Einstein,
mais aussi un Dieu aimant à qui nous devons notre être. »
Une telle attitude, contrairement aux apparences, ne se fonde pas sur la
science, mais sur son absence de moyens concernant l'étude des problèmes
touchant l'Être. Eccles, manifestement ne tire pas sa foi de son activité
scientifique, mais de convictions qui ont dominé son esprit avant même
cette activité.
Nous rencontrons alors une complexité autrement redoutable que celle à
laquelle sont confrontés les savants qui travaillent dans un domaine aux
contours bien déterminés, comme la physique des particules ou les
mathématiques pures où même si les structures s'enchevêtrent, des axiomes
sont posés qui assurent une compatibilité exempte de contradiction. Car
même si l'on postule une dualité de principe corps/esprit, il est
impossible de nier (au moins, pour les croyants, durant notre « stage
terrestre »), l'interdépendance étroite du fonctionnement de notre cerveau
avec notre pensée. Notre développement intellectuel dépendant, à part
indiscernable, de notre capital génétique et de l'environnement physique et
socioculturel dans lequel nous sommes plongés, c'est à une double
complexité que nous avons à faire lorsque nous tentons d'y voir clair en
psychologie !
Considérons en premier lieu par l'aspect biologique de la complexité qui
semble bien avoir donné naissance à notre conscience. Pour les êtres
vivants, tout commence par la fabuleuse molécule d'ADN porteuse des
caractéristiques propres de chaque espèce. Chez l'homme c'est une longue
chaîne (deux mètres environ) de plusieurs milliards d'atomes, pelotonnée
dans les chromosomes. La façon dont la molécule d'ADN est repliée est sans
doute déterminante dans l'expression des gènes, mais nous sommes là
justement à un niveau inouï de complexité ; c'est dire que pour le vivant
tout commence par la complexité. Un simple coup d'œil sur les
mécanismes de duplication de l'ADN, de vérification de la molécule
constituée, de la synthèse des protéines, dévoile une complexité qui nous
plonge toujours plus profond dans un monde incompréhensible, même si de
nombreux mécanismes sont aujourd'hui bien connus et finissent par ne plus
tellement étonner les biologistes. L'aspect de cette complexité biologique
qui touche de plus près nos problèmes est celui de nos équilibres hormonaux
d'une part, et de la biochimie des neurotransmetteurs synthétisés par
certains neurones de notre cerveau et dont l'un des plus importants est la
sérotonine
Le terme « hormone » est dérivé du grec horman, exciter, mettre en
mouvement. Ces hormones sont sécrétées dans l'organisme par certaines
glandes et certains tissus. A l'action de ses substances, il faut ajouter
celle des neurorégulateurs sécrètes par le cerveau et qui semblent jouer un
rôle considérable dans toutes nos fonctions organiques liées au
fonctionnement de notre conscience. L'action de ces très nombreuses
substances est d'autant plus mal connue qu'on les trouve en très petites
quantités dans l'organisme, avec des rôles qui dépendent des concentrations
réciproques, et même de facteurs extérieurs ayant une répercussion
psychique. Ainsi certaines substances comme la sérotonine, qui est un
neurotransmetteur agissent d'une façon particulièrement complexe et
finalement mal connues. Considérons par exemple le rôle de la sérotonine
sur l'agressivité, où des expérimentations systématiques ont été effectuées
surtout sur les animaux. Citons A. Damasio (L’erreur de Descartes, la
raison des émotions, Editions. O. Jacob, 1995) :
« La sérotonine intervient, entre autres, chez les primates dans
l'inhibition du comportement agressif (curieusement, elle a d'autres rôles
chez d'autres espèces). Les animaux expérimentaux chez les quels on bloque
la libération de la sérotonine, par les neurones susceptibles d'en émettre,
deviennent impulsifs et agressifs. D'une manière générale, si l'on renforce
les neurotransmissions assurées par la sérotonine, on réduit l'agressivité
et on favorise le comportement social ». Mais :
« Ce n'est pas l'absence ou des quantités trop faibles de sérotonine qui,
en elles-mêmes, provoquent tel ou tel comportement. La sérotonine fait
partie d'un mécanisme extrêmement complexe, impliquant le niveau des
molécules, celui des synapses, des circuits locaux et des systèmes, et dans
lequel les facteurs socioculturels, passés et présents, interviennent
puissamment. Une explication satisfaisante ne peut être obtenue qu'en
envisageant de façon synthétique la totalité du processus, en y analysant
de manière détaillée les variables pertinentes relatives à un problème
spécifique, tel que dépression ou adaptabilité sociale.»
Ainsi
la complexité atteint la conscience dans sa double interrogation concernant
ses relations avec le monde et son propre fonctionnement. Ce ne sont
évidemment pas les phénomènes qui ont été atteints, ou sont devenus
complexes, cette idée serait absurde, mais notre vision du monde et de
nous-mêmes ; ce qui, pour nous, revient cependant au même, dans la mesure
où le monde de notre réalité intersubjective est identique à l'image que
nous en donne la science. Par contre, on peut certainement dire que l'homme
lui-même est modifié par cette vision nouvelle. Un homme nouveau naît parce
que les progrès scientifiques nous le font voir autrement et que cette
vision nouvelle rétroagit sur lui, et le change au sens propre du terme. La
prise de conscience de l'irréductible complexité des relations homme /
monde et Homme-conscience / homme-machine-biolologique, a fait naître un
nouvel et étrange paradoxe : l'approfondissement des connaissances de
l'homme sur le monde et sur lui-même rend plus impénétrable à sa raison la
réalité du monde et la vérité sur lui-même ! Cette opacité selon ces deux
dimensions de la connaissance provoque un retour en force de certaines
formes de transcendance que les succès du siècle écoulé avaient fait
reculer... et plus dramatiquement d'une aliénation que le marxisme et le
matérialisme dialectique avaient cru pouvoir éliminer.
Peut-on espérer le secours de la science ? Le troisième chapitre est
consacré aux rapports conflictuels de la science et de l'homme, mais
puisqu'il est ici question de complexité, l'avis d'un homme de science, en
sera une manière d’introduction :
« D'emblée, j'ai fais part à mon ami de mes conceptions sur les limites de
la science : je suis tout à fait sceptique devant les prétentions de la
science à l'objectivité et à la vérité. Il m'est certes pénible de voir que
les résultats scientifiques, surtout en neurobiologie, ne sont rien d'autre
que des approximations provisoires que l'on peut trouver bonnes pendant un
moment, mais seulement jusqu'à ce qu'elles soient écartées pour laisser la
place à de meilleures interprétations. Cependant, ce n'est pas parce qu'il
faut être sceptique sur la portée des explications fournies par la science
que l'on ne doit pas s'enthousiasmer pour les efforts déployés afin d'améliorer
les approximations en cours [....]. Il se pourrait que l'esprit humain soit
d'une telle complexité qu'on ne puisse jamais complètement en rendre
compte, étant donné nos limitations intrinsèques qui ne relève pas de
l'ordre de l'explicable, mais de celui du mystère, car il faut s'efforcer
de distinguer les questions pouvant légitimement être abordées par la
science de celles qui nous seront à jamais inaccessible. Mais quelle que
soit ma sympathie pour ceux qui ne pensent pas qu'on puisse éclaircir le
mystère (ils ont été baptisés les mystéristes), et pour ceux qui pensent
qu'on le peut, mais seraient désappointés si l'explication finalement
trouvée se fondait sur quelque chose de déjà connu, je crois vraiment, même
si j'ai des moments de doute, que nous arriverons à comprendre le
fonctionnement mental.»
Cet optimisme est, par définition presque, l'un des fondements de la
démarche scientifique ; plus généralement on peut se demander s'il n'est
pas une condition nécessaire de toute vie de l’esprit : il sous-tend
cette dimension pointant positivement vers l'avenir et qui donne un sens à
tous les projets humains. Il n'est peut-être pas nécessaire d'espérer pour
entreprendre, mais il est probablement indispensable que l'entreprise vise
un projet dont l'utopie se teinte de réalité. La pensée humaine n'a plus
guère le choix ; l'alternative est simple, rester dans le cadre de la
science classique dominée par la causalité stricte et le déterminisme revu
et corrigé par les concepts quantiques, ou l'acceptation des difficultés et
aléas de la complexité.
D'un point de vue élémentaire, la complexité naît de l'impossibilité
pratique et théorique de mise en évidence de séquences linéaires
d'événements dominées par la causalité stricte. Il ne faut pas ici
confondre complexité et complication. Un système compliqué est difficile à
analyser, mais analysable en principe. Un système complexe doit être
compris globalement. Mais qu'est-ce que comprendre ? Pour l'homme de la
rue, comprendre, c'est la plupart du temps anticiper sur les conséquences
d'un acte : je lâche un objet pesant, il tombe si rien ne le retient ; mais
le physicien qui sait qu'il n'existe pas de théorie de la gravitation
compatible avec les théories modernes des champs ne comprend pas pourquoi
deux objets pesants sont en interaction gravitationnelle ! En fait, à
chaque niveau d'organisation correspond une notion normalisée de
compréhension ; changer de niveau c'est être confronté à de nouvelles
normes de compréhension.
A quel niveau faut-il se situer pour comprendre les êtres ? Lorsque la
psychanalyse parle de complexe, à quel niveau prêtent-elle se situer ?
Quelles relations y a-t-il entre un personnage mythique et les êtres réels
que nous sommes ? Quelles raisons nous poussent à chercher nos modèles dans
les mythes, comme si, bien que convaincus de leur caractère purement
fictif, nous avions la conviction d'y trouver la vérité sur nous-mêmes ?
Répondre à ces questions c'est, en quelque sorte justifier ma propre
démarche, qui était celle de Freud lorsqu'il forgeait le complexe
d'Œdipe. A la question qui ouvre ce paragraphe, une seule réponse :
tous les niveaux doivent être pris en compte. Cette exigence est la
conséquence de ce fait désormais incontournable : les faits de consciences
sont intimement liés au fonctionnement de notre organisme dans son ensemble
et non pas seulement à celui de notre cerveau. Non seulement notre
personnalité est liée aux structures de nos assemblées de neurones, mais
également dépendante de nos équilibres hormonaux. La psychanalyse et la
psychologie, ignorent dans leurs démarches et leurs discours cette
interdépendance fondamentale pour une raison simple : il est aujourd'hui
impossible de préciser avec une rigueur suffisante relativement aux
exigences scientifiques la nature des liens entre pensée et cerveau.
Mais il y a également des raisons d'ordre sociologique qui viennent
perturber les recherches qui s'effectuent aux limites des deux domaines, le
strictement neurobiologique, et le purement psychique. Il s'agit avant tout
de responsabilité des actes individuels. La loi admet que certains
individus ne sont plus responsables de leurs actes, une altération de leur
personnalité les mettant en marge de l'humanité. Cela suppose a contrario,
une conscience normale indépendante de la structure du cerveau. Il y a,
manifestement une contradiction insurmontable entre l'idée d'une conscience
normale indépendante des dérèglements biochimiques (ou purement somatique,
en considérant le cerveau, ce qui est naturel comme un organe du corps), et
le fait évident que le cerveau est un organe qui évolue, se transforme du
fait de sa propre activité, malheureusement vieillit. En particulier la
mise hors circuit d'un nombre important de neurones, au cours du
vieillissement, entraîne une modification de nos caractéristiques
psychiques, donc de notre personnalité. Cette contradiction ne peut être
logiquement maintenu qu'en posant l'existence d'une solution de continuité
entre le normal et le pathologique, dissimulant ainsi cette contradiction
par une aberration.
La lente diminution du nombre relatif de nos neurones (destruction
irréversible, les neurones n'étant pas remplacés), entraîne une
modification progressive des tissus cervicaux comme celle de n'importe
quelle autre partie de notre organisme. La dégradation globale qui en
découle est lente, à l'échelle des modifications constante de notre
métabolisme. Comme dans tous les phénomènes dynamiques à une phase
d'évolution lente, donnant l'illusion de la stabilité, succède une phase
rapide catastrophique. Le terme doit être pris dans le sens mathématique,
la catastrophe étant un changement brutal presque imprévisible dans
l'évolution d'un phénomène apparemment régulier. S'il s'agit de l'évolution
d'un être vivant, la catastrophe a également le sens littéral que nous lui
donnons habituellement (la mort par exemple). Ainsi une dégradation lente
d'un groupe de neurones produisant la sérotonine, ou une altération de
récepteur de ce même neurotransmetteur entraîne une modification lente
également du comportement social qui pourra déboucher sur une crise
violente inexplicable au premier abord. Nous verrons, au prochain chapitre
qu'on peut décrire assez bien cette situation à l'aide de certains concepts
de la physique quantique.
En fait la contradiction ne peut être levée que par le choix arbitraire
d'une limite qui n'a de sens qu'au sein d'une communauté ayant investi
certains de ses membres de la capacité théorique d'en décider. La
communauté dans son immense majorité préfère croire à des décisions
douteuses (par exemple décisions de justice condamnant un individu jugé
responsable de ses actes), plutôt que d'admettre que nos comportements
puissent dépendre de vulgaires équilibres physico-chimiques ! Et pourtant,
sans aucun doute possible, tel est bien le cas. Malheureusement, aucune
société n'a les moyens de renoncer à la notion de responsabilité morale,
même si celle-ci n'a aucun sens. Qu'en est-il alors de notre liberté ? On
ne peut écarter l'idée qu'elle n'ait de sens que dans l'ignorance où nous
sommes des déterminismes qui nous dominent. Il ne s'agit pas de
déterminisme à la « Laplace », notre destin n'est inscrit nulle part, et la
totalité des informations qui nous concernent à l'instant t ne permettra de
prévoir ce que nous serons à l'instant t+?t, si ?t dépasse une certaine
valeur qui dépend de la totalité des conditions matérielles où nous sommes
plongés. Nous sommes tous dominés par le sentiment que nous agissons
librement, ou plus précisément que les seules contraintes auxquelles nous
soyons soumis sont extérieures ; L'idée que notre volonté puisse dépendre
de notre corps biologique nous heurte si profondément que nous sommes prêts
à accepter n'importe quelle fiction pourvu qu'elle nous assure la primauté
de notre conscience sur le fonctionnement biologique de notre corps,
comprenant notre cerveau.
S'il
existe un sens dans l'évolution des espèces vivantes, c'est bien celui
d'une montée en complexité. Il est même probable que notre conscience née
de cette complexité contribue à faire évoluer la matière vers une complexité
toujours plus grande. Nous sommes donc entraînés dans une vertigineuse
spirale qui ne permet aucun retour en arrière. Il faut probablement
abandonner définitivement tout espoir de retrouver un état antérieur de
connaissances qui permette à l'esprit humain d'essayer d'autres chemins.
Regarder en arrière est un geste fatal dans bien des mythologies. Pour la
pensée les regards en arrière sont cependant nécessaires, surtout pour une
pensée qui a trop vite progressé et qui a besoin de reprendre son souffle ;
mais le vrai danger est la nostalgie qui fait espérer trouver la Vérité
dans un état dépassé de la pensée humaine.
Y a t il alors, pour le pensée d'autre alternative qu'une fuite en avant
désespéré ? Pourquoi poursuivre plus avant une progression des connaissances
qui ne fait qu'élargir le gouffre qui nous sépare des solutions des grands
problèmes ? Il y a des réponses, innombrables, contradictoires, impossibles
à concilier car reposant sur des idéaux qui non seulement se contredisent,
mais sont en concurrence continue depuis les balbutiements de la pensée ;
Quelle dialectique pourrait en effet dépasser la contradiction qui sépare
ceux qui croient à existence d'une intelligence supérieure, créatrice de
l'univers, et les autres qui voient dans l'homme le dernier avatar d'une
matière soumise à des lois que nulle intelligence n'a jamais posées.
Nous avons évoqué plus haut la structure triangulaire qui domine les
relations entre les personnages du Ring ; le triangle sous-jacent au
problème évoqué ci-dessus mérite d'être analysé. Il s'agit des trois
attitudes théoriques possibles face au problème de l'existence d'une entité
créatrice de l'univers et de l’homme : la croyance religieuse,
l'athéisme, et l'agnosticisme. La pensée humaine est piégée dans ce triangle
dominé lui-même par un quatrième terme. Doit-on parler de transcendance ?
Je préfère parler de vérité ; cette vérité que chacun revendique et qui
pourtant n'appartient à personne. Ainsi les quatre termes forment un
tétraèdre dont l'un des sommets est rejeté à l'infini, comme pôle
inaccessible. Examinons les propriétés de cette figure. Chaque face
s'oppose au quatrième sommet :
(1) Croyance religieuse et athéisme (qui n'est qu'une forme de croyance)
s'opposent à l'agnosticisme et prétendent chacun pouvoir atteindre le pôle
vérité.
(2) Croyance religieuse et agnosticisme s'oppose à l'athéisme qui nie toute
forme de transcendance réduisant l'homme à une condition purement matériel
et lui enlevant toute espérance d'une vie meilleure après la mort.
(3) Athéisme et agnosticisme se retrouvent unis contre les croyances
religieuses qui bercent l'homme de fausses espérances après avoir déchaîné
des guerres sans merci et perpétré les plus sanglants génocides.
Dans ces oppositions duelles chacun estime occuper la meilleure position et
être le seul à atteindre le pôle vérité. Le tétraèdre se ferme sur lui-même
dans la mesure où personne ne peut prendre un point de vue extérieur au
débat.
L'homme
livré à lui-même ne peut affirmer sa propre pensée qu'à l'intérieur du
tétraèdre que nous venons d'évoquer, mais ramené aux dimensions d'une
opposition à l'autre. La base constituée de l'individu, de l'autre, visant
tous deux le troisième sommet du triangle, la vérité. Le quatrième sommet
est occupé par l'arbitre qui s'identifie plus ou moins à un monde pensant
idéal. Nous vivons tous avec la conviction de voir clair dans le jeu de
l'autre et de n'être victime d'aucune illusion que nous ne soyons capables
de comprendre ; même le doute s'ancre dans une certitude, celle d'aller
dans le sens d'une certaine vérité, c'est-à-dire avoir le sommet
correspondant du tétraèdre dans la ligne de mire. C'est à l'intérieur de ce
tétraèdre que nous allons cerner les contours du Complexe de Wotan. Mais
nous n'en avons pas fini avec la complexité !
L'échec du réductionnisme
La
science, dans sa démarche, ne peut qu'être réductionniste ; et comme il
n'existe pas d'autres méthodes rigoureuses de pensée que celles qui sont
définies par les concepts scientifiques, nous nous trouvons confrontés à
une dure contradiction : la complexité est au cœur de tous les grands
problèmes scientifiques et les méthodes de la science ne sont donc pas
adaptées pour les résoudre ! Il faut préciser que la science ne défend pas
une position de principe, mais qu'elle obéit à une simple question de
méthode. Pour s'assurer de la complexité d'un système il faut bien
commencer par l'analyser, le décomposer en ses éléments jusqu'au niveau
critique où l'analyse plus poussée fait perdre au système étudié ses
propriétés essentielles, celle-là mêmes que l'on cherchait à comprendre.
C'est en biologie et plus précisément dans l'étude du cerveau humain que
l'échec de tout réductionnisme est le plus patent. Il a fallu rapidement
renoncer à associer des aires cervicales définies aux grandes fonctions
dominant notre organisme, pour admettre que notre cerveau constituait en
lui-même une unité où aucune partie n'a une fonction parfaitement définie,
même si on localise certaines zones particulièrement importantes pour une
fonction déterminée.
On a beau découper, triturer le cerveau, accumuler sur lui de prodigieuses
connaissances quant à sa physiologie, connaître le détail des mécanismes
électrochimiques de transmissions des informations de neurones à neurones,
préciser avec toujours plus de finesse les rôles des neurotransmetteurs,
leurs sites de formation puis de fixation, rien ne permet d'approcher la
connaissance du phénomène de la conscience de soi, cette curieuse émergence
du fonctionnement cérébral qui défie toute logique, toute vraisemblance. Rien
de fondamentale n'a donc changé concernant l'origine de la conscience ;
l'opposition entre dualisme (l'âme, entité distincte du corps biologique,
abritée temporairement par ce corps) et monisme que l'on peut définir comme
l'affirmation de l'identité de la conscience avec le fonctionnement
biologique du cerveau, est toujours aussi vive et partage encore, même la
communauté scientifique, sans qu'aucun fait décisif ne puisse être invoqué
en faveur de l'un des deux camps. Je pense que la majorité des biologistes
est convaincue de l'origine purement biologique de la conscience ; mais il
y a des cas particuliers ; J.C. Eccles par exemple, prix Nobel de médecine,
termine une étude très poussée du cerveau humain par cette étonnante
déclaration de foi à laquelle on ne s'attend guère: « Puisque les solutions
matérialistes sont incapables d'expliquer notre expérience d'unicité, je me
sens contraint d'attribuer l'unicité du moi (ou de l'âme) à une création
spirituelle d'ordre surnaturel. Pour m'exprimer en termes théologiques :
chaque âme est une création divine nouvelle implantée dans le fœtus à
un moment compris entre la conception et la naissance. C'est la certitude
d’un noyau intérieur d'individualité unique qui rend nécessaire
l'idée de cette création divine. Je prétends qu'aucune autre explication ne
tient. Ni l'unicité génétique avec sa loterie fantastiquement impossible,
ni les différentiations dues à l'environnement, lesquelles ne déterminent
pas l'unicité du moi, mais ne font que la modifier.
Cette conclusion est d'une importance théologique inestimable. Elle
renforce notre foi en l'âme humaine et en son origine miraculeuse par
création divine. » (Opus cité page 317).
La faiblesse de l'argumentation chez cet éminent neurologue manifestement
convaincu de l'existence de Dieu pour d'autres raisons, illustre bien les
difficultés de tous ordres qui entravent les discussions purement
scientifiques sur ce sujet.
La psychanalyse ne s'intéresse à la conscience que lorsqu'elle est déjà là.
La complexité des origines n'est pas son problème. Elle est en fait
confrontée à une situation périlleuse : reconnaître l'identité de la
conscience avec le fonctionnement biologique du cerveau, c'est en quelque
sorte couper la branche sur laquelle repose sa pratique, les maladies de l'esprit
n'étant plus que la conséquence de dérèglements dans le fonctionnement du
cerveau donc relevant de traitements chimiothérapiques. Nous ne discuterons
pas ici du bien-fondé des traitements psychothérapiques, mais nous
relèverons simplement que notre point de départ dans l'étude du Complexe de
Wotan sera le même, pour la raison simple que pour nous Wotan ne commence à
exister qu'après sa naissance comme dieu, c'est-à-dire après l'épisode de
la source, où, d'une certaine façon, il naît à une conscience nouvelle,
celle que nous nous proposons de comprendre.
Nous partirons donc de la conscience sans nous préoccuper de ses origines,
ou en n'y accordant seulement l'importance relative que nous avons accordée
aux origines de Wotan. La conscience d'être entraîne l'exercice de la
pensée et sa fabuleuse conséquence, la création d'un monde doublant celui
de la réalité phénoménale : le monde des théories et des créations
artistiques. Nul doute que ce monde parallèle est propre à l'esprit humain.
Existe-t-il un monde réel, celui des objets qui nous entoure, et un monde
virtuel, celui de nos esprits et de nos créations ? Une analyse simpliste
conduirait à affirmer que pénétrant dans l'univers de la Tétralogie, nous
plongeons dans un monde imaginaire ; mais ce serait vite oublier ce qui
fait la réalité du monde qui nous entoure. Ce problème va nous occuper
longuement au prochain chapitre mais il s'impose déjà à nous. Nous devons
avoir sans cesse à l'esprit l'idée que nous n'avons du monde qui nous
entoure qu'une connaissance indirecte, et que notre cerveau reconstruit la
réalité extérieure à partir des données de nos sens ; que des
dysfonctionnements interviennent dans la formidable machinerie qui anime
notre corps et notre vision change, notre nouvelle vision devenant la
réalité. L'homme normal ne confond pas les productions de son imagination
avec la réalité qui l'entoure ; malheureusement nous ne possédons aucun
critère absolu nous permettant de décider nous-mêmes de notre normalité.
L'attitude des autres ne prouve rien dans la mesure où existent des cas
d'illusion collective. Ce que nous devons retenir de cette amorce de
discussion c'est la difficulté, voire l'impossibilité de séparer sans
ambiguïté, ce que l'on nomme monde réel et monde intérieur de nos
consciences. La seule chose qu'on peut affirmer sans crainte de se tromper
- mais cela nous avance à rien - c'est que nos états de consciences sont
dus à deux séries de phénomènes ; (1) les stimuli venant de l'extérieur,
(2) les modifications de nos équilibres intérieurs dues au fonctionnement
de notre machine biologique.
Nous devons bien admettre que le vrai monde de l'homme, pour qui la vie
mérite, pour un grand nombre, d'être vécue est le monde créé par l'exercice
de sa pensée, celui des théories et des créations artistiques. Ce monde a
pris un tel caractère de nécessité qu'il semble, pour une longue tradition
philosophique, avoir précédé le monde phénoménal, selon l'expression
classique « l'essence précède l'existence » ; ce qui revient tout
simplement à affirmer l'existence de Dieu. Le langage est en grande partie
responsable du caractère confus des relations entre essence et existence ;
ne dit-on pas en physique que certains phénomènes obéissent à telle ou
telle loi ? Comme si les objets étaient soumis à des règles existant avant
eux. Il est vrai que nous ne cessons d'être hantés par l'éternelle question
: pourquoi la matière en de nombreuses parties et à plusieurs niveaux
est-elle organisée ? Car ce n'est pas notre esprit qui est responsable des
différentes structures atomiques, par exemple ; nous ne sommes pas les
inventeurs des molécules complexes qui ont donné naissance à la vie. On a
invoqué l'élan vital, la volonté schopenhauerienne, un esprit traversant la
matière etc. Autant de formes déguisées de panthéisme qui n'expliquent
strictement rien !
Humainement
parlant l'existence d'un dieu au pouvoir absolu - le Dieu de Spinoza par
exemple - n'a aucun sens. Ce n'est pas seulement la notion de liberté qui
perd tout sens, mais tout ce l'homme a découvert et crée. Quel peut être
par exemple le sens des lois physiques, si un démiurge tout puissant peut
s'en jouer, comme un tricheur manipulant les cartes avec adresse ! Déjà le
Dieu d'Einstein est plus acceptable, lui au moins ne triche pas avec ses
propres lois !
En fait le réductionnisme semble intimement lié au déterminisme et au
principe de causalité, les trois concepts étant à la base de toute démarche
scientifique. Ce qui est remarquable, c'est que l'on sait pertinemment que
ces trois principes ne peuvent en aucune manière refléter la réalité, mais
sont cependant nécessaires pour assurer la cohérence du discours
scientifique. Mais la contradiction n'est qu'apparente, car avant toute
chose, il faut préciser le niveau d'organisation auquel vont s'appliquer
ces différents concepts. Et surtout savoir sur quels objets porte le
discours. Le physicien parle, par exemple de gaz parfaits et construit des
lois formelles auxquelles ceux-ci obéissent. Or il n'y a pas de gaz
parfaits dans la nature, seulement, dans certains casse rapproche-t-on de
ces conditions idéales. L'un des drames pour la pensée humaine et sa
cohérence est que plusieurs facteurs conjuguent leurs effets pour entraîner
la pensée à oublier le caractère fictif des concepts qu'elle utilise pour
déchiffrer la réalité. Ainsi, réductionnisme, déterminisme, et causalité
sont des outils qui caractérisent nos méthodes et non pas des modalités
d'existence de la réalité qui noie dans la complexité le bel appareil
conceptuel construit par notre esprit. Sans espérer être exhaustif donnons
quelques indications sur les facteurs qui selon nous créent les malentendus
concernant ces trois concepts. En premier lieu, l'éducation ; Il faut bien
pour éviter les dérives, qui malgré tout se produisent dans la majorité des
cas, construire (ou aider à construire) dans l'esprit de l'adolescent un
cadre logique adapté au fonctionnement rationnel de la pensée : Savoir
analyser, construire des stratégies en vue d'obtenir un effet voulu, donc
croire que certaines causes conduirons à certains effets avec certitude. La
société, toute société, repose sur des lois dont l'efficacité repose sur
les trois principes qui nous occupent qui deviennent ainsi l'équivalent
d'un dogme. Ces concepts constituent sans doute une grille d'approche de la
réalité qui correspond à nos aux capacités cognitives de notre cerveau, et
que nous n'avons peut-être guère le choix. Penser autrement est peut-être
possible, mais pour d'autres structures cérébrales que les nôtres.
N'est-il pas suffisant, pour nous ouvrir à d'autres méthodes de pensée, de
penser la complexité, et d'admettre que les concepts fondamentaux sur
lesquels repose notre savoir sont relatifs à notre cerveau et demandent à
être considéré d'un point de vue absolu. Ce serait faire offense à la
philosophie et aux philosophes de prétendre que tous les efforts n'ont pas
été faits dans ce sens ! Les mathématiciens ne cessent de pénétrer plus
profondément les arcanes de la pensée humaine (en tirant toutes les
conséquences de quelques règles élémentaires réduites elles-mêmes à
quelques axiomes), mais ils sont maintenant seuls dans un monde où les
communs des mortels ne peuvent plus pénétrer.
Le réductionnisme est lié à l'idée qu'un système peut être décomposé en
éléments simples, et que ces mêmes éléments, une fois définis permettent de
reconstruire le système dans sa totalité et possédant exactement les mêmes
propriétés. Le concept à lui opposer est celui de complexité ? La science
peut-elle mettre en œuvre une dialectique permettant de surmonter la
contradiction qui se manifeste entre la réalité telle qu'elle se dévoile
aujourd'hui à la nos yeux - comme au-delà de toute théorie - et la réalité
telle qu'elle est codifiée dans nos théories, autrement dit entre
complexité et réductionnisme ? Il apparaît plutôt que l'opposition n'est
pas réelle, car les concepts ne sont pas de même nature : le réductionnisme
tient à la méthode, la complexité est une propriété des systèmes. D'autre
part le langage lui-même indique cette différence de nature, un système
(philosophique) d'un coté avec le « isme » une propriété d'un système de
l'autre.
Au déterminisme s'oppose cette fois-ci plus directement, l'aléatoire ou le
hasard. Mais en physique, il s'agit beaucoup plus de complémentarité que
d'opposition ; et c'est probablement la même chose en biologie. En première
approximation, les phénomènes seraient soumis au hasard dans le domaine
microscopique et au déterminisme au niveau macroscopique. Mais ne s'agit-il
pas plutôt d'échelle d’observation ?
Le principe de causalité occupe dans la pensée une place essentielle dans
la mesure où il nous est indispensable pour coordonner nos actes et les
exécuter en vue d'un but déterminé. Sans principe de causalité nos actes
n'auraient aucun sens. Il semble, à première vue, qu'il y ait opposition
entre la notion d'événement aléatoire et événement dû à une cause
déterminée ; Une position subjective peut admettre que l'aléatoire
correspond à ce qui n'a pas de causes connues ; ce qui revient à poser, à
titre d'axiome un principe de causalité généralisé : tout effet à une
cause. Ce que nous ressentons tous comme une évidence. Une autre façon de
tourner la difficulté est de définir le hasard comme l'interaction fortuite
de deux chaînes causales obéissant chacune à une causalité stricte. D'une
façon générale, on parle alors de hasard comme l'interaction de systèmes
non corrélés, donc totalement étrangers l'un à l'autre. Mais il faut
postuler en même temps que toute dépendance éventuelle passée à été
oubliée, exactement comme un atome d'hydrogène participant à la structure
d'une molécule a oublié ses aventures passées toujours innombrables. Ce qui
est sous-jacente, c'est l'idée d'une pureté originelle sans cesse
renouvelée, faisant de chaque interaction un phénomène premier.
Le déterminisme est-il la forme scientifique du mythe de la prédestination
? Car enfin nous le savons fort bien, ce sont nos théories qui sont
déterministes ; et ce qui est du domaine du mythe c'est l'idée que les
objets réels puissent être totalement isomorphes à ceux qui leur
correspondent dans ces théories. Cette idée me paraît être la réplique de
l'attitude des sociétés primitives devant ce qu'aujourd'hui nous appelons
mythes : on y croit sans y croire vraiment, le problème est la nécessité de
donner un sens au monde qui nous entoure ; on fait donc avec ce qu'on a, et
on évite, pour ne pas tomber dans la psychose, de se poser trop de
questions.
L'attitude métaphysique concernant le déterminisme consiste à affirmer que
les phénomènes naturels sont soumis à des lois - que nous avons les
capacités et les moyens de connaître et de mettre en œuvre - telles
qu'il est possible de connaître avec certitude l'évolution d'un système.
Nous savons aujourd'hui, et ce fait est inscrit dans les axiomes même de la
théorie quantique, que les particules quantiques semblent obéir à des lois
bien différentes. Le problème sera repris au prochain chapitre, mais
donnons dès maintenant quelques indications complémentaires. En dehors de
toute observation, une particule quantique n'a de propriétés parfaitement
déterminées, au sens où on peut fixer la position et la vitesse d'une
particule classique. Avant une mesure, il n'est pas possible de prédire
avec certitude quelle sera la position de l'objet, par exemple mais
seulement la probabilité pour qu'il soit là ou là.
Prenons un exemple numérique pour montrer comment on passe d'une
indétermination au niveau microscopique à un certain déterminisme au niveau
macroscopique. Considérons un système formé de 1020 particules (quelques
décigrammes d'une substance radioactive) ayant une probabilité de 10-10 de
se désintégrer dans la seconde d'observation. Cela signifie qu'il vous
faudra attendre peut-être 300ans pour observer la désintégration d'une
particule déterminée. Cela signifie également que durant ces 300ans elle
pourra se désintégrer à n'importe quel moment, et que ce moment est
strictement imprévisible. Mais observant maintenant les 1020 particules,
c'est 1010 événements que vous allez observer durant la seconde qui suit le
début de l'expérience (et les suivantes), avec des fluctuations certes mais
qui ne seront même pas observables. On peut alors faire des prévisions avec
une précision aussi grande que l'on veut sur l'évolution du système.
Lorsque
l'on aborde les problèmes liés à la conscience la complexité s'accroît
encore d'une façon vertigineuse ; nous nous trouvons au cœur de
systèmes où interfèrent des phénomènes dont on ne comprend même pas comment
ils naissent et comment ils agissent. Considérons la conscience
individuelle sans nous inquiéter pour l'instant de la topique freudienne
(le ça, le moi, le sur-moi), c'est-à-dire en la considérant comme un lieu
déterminé de pensée : « quelque chose qui pense ». Dressons un tableau
sommaire des interactions auxquelles cette conscience est soumise comme
entité spirituelle.
- Notre conscience provient du fonctionnement du cerveau .Sans doute y
a-t-il déjà là matière à discussion puisque ceux qui croit à l'existence de
l'âme habitant notre corps prétendrons que la conscience est un phénomène
d'une essence supérieure et distincte donc de toute structure matérielle,
mais nous posons comme principe que cette position est indéfendable, au
moins durant la vie biologique du corps. En conséquence, notre conscience
est dépendante, en premier lieu des deux grands systèmes chimiques régulateurs
de notre organisme : les neurotransmetteurs (parmi les plus importants
citons la dopamine, l'acétylcholine, la noradrénaline, la sérotonine) et
les hormones dont le nombre est très élevé (il y en a pour toutes les
fonctions de l'organisme et leur dérèglement a une action directe sur notre
personnalité.).
- Le cerveau de l'homme est loin d'être achevé à la naissance ; il connaît
un important développement épigénétique qui doit beaucoup à l'environnement
du jeune enfant. Notre personnalité (qui participe au phénomène de
conscience) dépend donc de nos dispositions génétiques (la nature n'est
guère égalitaire) et des conditions d'existence dont nous bénéficions dès
le plus jeune âge.
- L'interaction sociale va ensuite être l'un des facteurs les plus importants
de notre évolution. Les connaissances acquises vont transformer
complètement notre vision du monde et de ceux qui nous entourent.
- Le vieillissement s'accompagne d'une perte irrémédiable de neurones, et
cette perte peut entraîner des dysfonctionnements progressifs causes de
pathologies soignées au hasard des substances considérées comme actives à
un moment donné, mais dont on ignore généralement les effets secondaires à
moyen ou à long terme (on peut espérer, au moins qu'ils sont reconnus efficaces
à court terme !).
Par exemple la mort de neurones dopaminergiques peut entraîner une carence
en dopamine, neurotransmetteur dont l'importance est reconnue concernant
les capacités émotionnelles de l'individu ; une altération du système
dopaminergique pourrait jouer un rôle important dans certaines affections
psychiatriques.( Cahier du MURS, N° 13, 1988).
L'exemple précédent soulève une importance question : La notion de complexe
au sens psychanalytique correspond-elle à un état pathologique ? De toute façon,
au regard des psychiatres, si l'individu normal est théoriquement codifié,
il n'en existe aucun exemplaire réel (j’espère qu'ils n'ont
l'outrecuidance de se considérer, eux comme normaux !). Cela n'est guère
étonnant : existe-t-il un français moyen par exemple ? Quelle est la
définition psychanalytique du mot complexe ? Donnons, en tentant de tenir
compte d'une certaine divergence de sens, une définition moyenne :
- L'idée de base est celle d'un système cohérent de représentations. K.
Jaspers parle de dispositions ; ce qui paraît plus logique, dans la mesure
où l'individu est censé ne pas avoir une conscience claire de ces
composantes de son comportement.
- La deuxième idée, justement est que ces représentations, à forte charge
affective seraient à la limite de la conscience, voire inconscientes.
- Le complexe exerce une domination sur la conscience qui peut se révéler
dans les rêves et/ou la névrose.
- Le quatrième point est une conséquence du précédent : un complexe
présente des caractères pathologiques « Le sujet complexé est sensibilisé à
un certain type de situations, à certains thèmes devant lesquels il perd le
contrôle et la liberté de sa conduite. » (R. Mucchielli, cité in
dictionnaire de la langue philosophique, P.U.F.).
De ces éléments de définition découlent la nature pathologique d'un
complexe, et comme, à y regarder de près tous nos comportements reposent
sur des complexes,nous sommes tous névrosés, tout au moins tous ceux qui
émergent, pour une raison ou pour une autre de la moyenneté. Autrement dit
sont névrosés, tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre font parler
d'eux
Refuser
l'idée de dualité corps/esprit, c'est postuler l'identité de la conscience
et du fonctionnement biologique de notre cerveau. Les conséquences
philosophiques, morales et religieuses d'une telle affirmation sont
évidemment considérables. D'autant plus que dans la discussion, aucun
argument historique n'est recevable. Ce n'est pas la mise hors jeu des
religions, mais plutôt des arguments auxquels celles-ci tiennent le plus :
les témoignages millénaires des croyants de toute l'histoire humaine. Le
problème repose entièrement sur une idée toute simple : Si la conscience
est une entité immatérielle comment peut-elle agir sur le cerveau qui est
l'organe de commande du corps ? La science ne peut admettre l'idée qu'un
phénomène purement psychique puisse agir matériellement, pour deux raisons
qui sont liées : (1) Pour qu'un objet agisse sur un autre, il faut
nécessairement un transfert d'énergie ; (2) Il ne peut y avoir création
spontanée d'énergie. Bergson, voulant à tout pris assurer l'immortalité de
l'âme, et conscient de la difficulté, fait le mauvais pari, dans L'énergie
créatrice, en supposant la conscience capable de créer de l’énergie :
On allègue, il est vrai, que la loi de conservation de l'énergie s'oppose à
ce que la plus petite parcelle de force ou de mouvement se crée dans
l’univers [ ] Il est d'ailleurs bien possible que, si la volonté est
capable de créer de l'énergie, la quantité d'énergie créée soit trop faible
pour affecter sensiblement nos instruments de mesure. (Opus cité pages
34-35).
Le philosophe développe alors l'idée de l'énergie extrêmement faible de
l'étincelle capable de déclencher l’explosion ! Max Planck, pourtant
croyant convaincu, ne peut que rejeter une telle hypothèse qui reviendrait
à mettre en cause le principe le plus fécond de la science et qu'aucune
révolution scientifique n'a jamais remis en cause, celui de la conservation
de la masse-énergie.
On a pour cette raison cherché une solution en se fondant sur l'hypothèse
que les forces mentales n'apportent pas d'énergie perceptible aux processus
physiques, mais agissent simplement en libérant ceux-ci, à la manière d'une
légère brise[...] La brise la plus légère encore et l'étincelle la plus minuscule
qui soit n'en possède pas moins une énergie non nulle, et c'est bien là
toute la question.[...] Ainsi, il ne sera pas inexact de dire que le
physique et le mental ne sont en aucune manière différents l'un de l'autre.
Ils sont exactement le même processus, mais vu de deux directions
diamétralement opposées. (Autobiographie scientifique, Champs Flammarion,
pages 110&115.)
Tout porte à croire que notre conscience est enracinée dans toutes les
fibres de notre organisation somatique. Voici par exemple le point de vue
d'un neurologue, qui semble assez partagé :
Les pulsions biologiques, les états du corps et les émotions constituent
sans doute le substrat indispensable de la faculté de raisonnement. Les
niveaux les plus bas dans l'édifice neural sous-tendant cette dernière sont
ceux-là mêmes qui contrôlent l'expression et la perception des émotions,
ainsi que les fonctions globales du corps proprement dit, permettant à
l'organisme de survivre. Ces niveaux inférieurs entretiennent des relations
directes et réciproques avec le corps proprement dit, de sorte que celui-ci
se trouve pris en compte dans la série des processus conduisant aux degrés
d'expression les plus élevés de la raison et de la créativité. La faculté
de raisonnement est probablement façonnée et modulée par les signaux en
provenance du corps, même lorsqu'elle s'applique aux plus sublimes
analyses, et détermine des actions en conséquence.( Opus cité, page
257)[...] Les faits que j'ai présentés au sujet de la perception des
émotions et de la faculté de raisonnement, et d'autres que j'ai discutés au
sujet des interrelations entre le cerveau et le corps proprement dit,
viennent soutenir les idées tout à fait générales que j'ai avancées dans
l'introduction: la compréhension globale de l'esprit humain nécessite de
prendre en compte l'organisme ; non seulement il faut faire passer les
phénomènes mentaux du plan des processus de pensée immatériels à celui d'un
tissu biologique, mais il faut aussi le mettre en rapport avec l'organisme
tout entier, dans lequel le corps et le cerveau fonctionnent comme une
unité, et qui réagit pleinement avec l'environnement physique et
social.[...] Et la difficulté, c'est, bien sûr, ceci : faire passer
l'esprit de sa position élevée dans l'éther à celle d'une localisation matérielle,
tout en lui conservant une grande considération ; reconnaître son origine
humble et sa vulnérabilité, et cependant continuer à lui attribuer un rôle
de direction. Une tâche difficile et indispensable, certes, mais en dehors
de laquelle il vaudrait mieux laisser l'erreur de Descartes non corrigée.
(Opus cité page 315)
Ainsi, ce que nous appelons complexe est beaucoup plus un ensemble de
dispositions somatiques qu'un ensemble de traits de caractère. Suivant en
cela des idées exprimées en privé par le grand physicien N Bohr, et
également par Planck, processus biologiques neuronaux et conscience ne sont
que les deux faces complémentaires d'une même réalité. Mais conformément au
principe de complémentarité de la physique, on ne peut les saisir, en même
temps, dans une même expérience, si bien qu'entre les phénomènes mentaux et
les phénomènes biologiques associés, on ne peut établir de relations bien
définies de causalité. C'est bien là le nœud de la complexité.
Cet
enracinement de notre conscience dans la matérialité - on pourrait dire,
dans la nature - l'homme ne l'a jamais accepté, depuis qu'il a pris
conscience de sa supériorité sur toutes les autres espèces. Et c'est en
cela, d'abord, que nous ressemblons à Wotan. On peut de bien des façons
interpréter l'épisode de la source où le dieu fait le sacrifice de son
œil gauche ; mais ce qui est clair, c'est qu'à ce moment il s'affirme
contre la nature. L'œil qui lui manque lui donne une vision intérieure
dont sont privé...les autres. Mais pour Wotan, c'est un marché de dupe, car
celui qu'il était avant ne le quitte pas pour autant. Il devra donc assumer
un double personnage, le dieu et le Wanderer. Il sera l'un et l'autre, mais
ne pourra jamais, pour les autres et pour lui-même n'être que l'un ou
l'autre. En fait, une superposition d'états obéissant à un principe de
complémentarité. Mais, alors que le principe de complémentarité physique
n'atteint pas en elle-même la particule physique - bien que lors des
difficultés d'interprétation de la théorie quantique, certains théoriciens
ont tenté de postuler l'intervention de la conscience de l'expérimentateur
dans le phénomène de la mesure - la conscience humaine semble avoir
beaucoup plus de mal à gérer les situations contradictoires ainsi générées.
A observer le comportement d'un individu, il est rare que les
contradictions qui dominent sa conscience soient visibles, et il n'est même
pas évident que l'individu lui-même en ait conscience ; dans nos relations
avec autrui nous nous efforçons de faire preuve de cohérence, car nous
savons, en partie par expérience - peut-être aussi par quelque instinct de
survie - que les autres doivent pouvoir, pour nous accepter, prévoir au
moins une partie de nos comportements. Au moment d'agir, l'individu, à
l'instar de la particule quantique, tombe donc dans l'un de ses états
propres, et ne manifeste donc plus de contradiction. Il n'empêche, qu'au
moment de nos actes, la contradiction reste latente en nous, et que le
choix, surtout s'il se révèle non adapté, ne fait qu'exacerber celle-ci.
Notre conscience est un amalgame de contradictions pour une raison assez
simple. Pour que la conscience puisse être identifiée à l'ensemble de nos
processus neuronaux - et rappelons qu'aucune autre hypothèse scientifique
n'est plausible - il faut que l'ensemble des états propres de notre
conscience corresponde à l'ensemble de tous nos comportements possibles. Ce
champ immense de possible, c'est celui de notre liberté ; et c'est
justement parce que les contraintes qu'il s'est imposées pour dominer
l'univers, ont réduit ce champ de possibles à de stricts déterminismes que
Wotan devient le « moins libre de tous.»
Comment comprendre dans l'optique qui est la nôtre, l'existence de la
volonté ? Et surtout comprendre le sentiment que nous avons d'agir
librement. Car même lorsque nous agissons sous la contrainte, tant que nous
avons la liberté de nos mouvements, nous gardons (ce qui n'est peut-être
qu'une illusion) le sentiment de pouvoir nous dérober, en acceptant, par
exemple les conséquences d'un refus d'obéissance à la loi. Le schéma évoqué
plus haut d'une superposition d'états de conscience permet d'esquisser un
début de réponse. Ces états sont en quelque sorte mémorisés dans des
circuits neuronaux qui sont en attente d'excitation - circuits capables
d'entrer en résonances sous l'effet de stimuli venant de l'extérieur, ou
d'autres groupes de neurones.-. Nos pulsions primaires, nos apprentissages,
les réflexes que nous avons acquis, activent certains de ces circuits en
réponses aux contraintes de l'environnement, ce qui conditionne alors nos
comportements. Ceux qui plaident pour la prééminence absolue de notre
conscience n'admettront pas cette façon de voir les choses, mais ils
doivent alors renoncer à toute compréhension des phénomènes vitaux, et
surtout du champ immense des pathologies du comportement.
Tous les hommes souffrent-ils de complexes ? En continuant notre analogie
avec la notion d'états d'un système quantique appliquée à notre conscience,
on peut poser qu'il y a complexe lorsque des états - potentiellement
contradictoires - ont des probabilités de même ordre de grandeurs d'induire
des comportements contradictoires. Un autre élément vient peut-être se
superposer à l'aspect purement quantique de la représentation : alors qu'au
moment de l'interaction avec l'appareil de mesure, l'objet quantique tombe
immédiatement dans l'un de ses états propres le cerveau réagit avec une
lenteur due au caractère innombrable des états possibles. Il est probable
que les états importants pour la survie de l'organisme sont représentés de
façon largement redondante ; ce qui augmente d'autant leur probabilité de
déboucher sur un comportement. Parmi les états possibles, il y a ceux qui
renforcés par les expériences gratifiantes pour l'individu, deviennent
conscients et engendrent, motivations, désirs, actions dirigées vers un
but, comportements soutenus par la volonté, et ceux qui, au contraire n'ont
pas été renforcés faute de stimuli induisant des sensations agréables, et
dont les structures neuronales et synaptiques disparaissent justement faute
d'avoir été activées.
Nous vivons la contradiction de deux façons :
- L'une, purement formelle, parfaitement maîtriser, dont nous acceptons la
logique pleine et entière, car la contradiction concerne des mondes
distincts qui ne sont que des possibilités jamais actualisables en même
temps.l'exemple le plus banal est celui des géométries. Je choisis l'axiome
d'Euclide et je n'ai plus qu'à développer les conséquences de ce choix ;
mais je peux, simultanément, et parallèlement, effectuer un choix
contraire, et développer la géométrie riemannienne, sans éprouver la
moindre gêne, lorsqu'apparaîtrons des résultats contradictoires entre eux
certes, mais cohérents à l'intérieur de leur théorie respective. Si, à un
certain moment de l'histoire des mathématiques la situation a pu paraître
insupportable, c'est qu'à la géométrie euclidienne était attachée la
réalité d'une part, et d'autre part, on considérait la géométrie comme une
et indivisible.
- L'autre, concrète, mettant en question notre intégrité physique et
morale. C'est la vision que deux comportements (intellectuel ou matériel)
sont simultanément nécessaires à notre équilibre, ou même à notre survie,
et cependant incompatible.
Conformément à notre postulat de l'identité de la conscience et de l'ensemble
des états cérébraux, la logique est inscrite dans nos structures neuronales
et domine tous nos comportements.
Notre esprit fonctionne normalement,
(1) si nous sommes capables de différencier, situations fictives possédant
chacune séparément leur cohérence logique, et situations réelles qui ne
supportent pas la contradiction ;
(2) si, confrontés à des situations exigeant des comportements
contradictoires, nous sommes capables de réagir en des temps qui ne
dépassent pas ceux du déroulement des phénomènes.
La contradiction fondamentale - et sans doute primordiale - est entre la
nécessité d'un équilibre, d'une stabilité, et la nécessité d'évoluer pour
s'adapter aux conditions changeantes du milieu. Ce processus semble bien
être à l'œuvre à tous les niveaux d'organisation.C'est donc sur une
dialectique de plus en plus complexe que repose l'évolution de la matière
puis de la vie. Les sciences, biologiques et physiques dominent de façon
toujours plus profonde et étendue les connaissances propres à chaque niveau
; et dans tous les domaines la science - considérée comme une entité
englobant la totalité des connaissances - donne la preuve de l'efficacité
du réductionnisme et des schémas explicatifs déterministes. Mais la plupart
du temps - pour ne pas dire toujours - elle ignore les interactions entre
niveaux différents.
Grossièrement, on passe d'un niveau n à un niveau n+1, en examinant les
propriétés d'un ensemble de niveau n. En mathématique on ajoute des
propriétés à l'ensemble obtenu en munissant celui-ci de structures ;
lorsqu'il s'agit d'objets réels, ces propriétés naissent spontanément,
c'est-à-dire s'organisent en structures, qui sont, en première
approximation, l'équivalent de structures mathématiques. Certaines de ces
propriétés sont compréhensibles, à partir des propriétés des éléments,
d'autres restent de mystérieuses émergences comme la pensée, par exemple.
Quand je dis que la science ignore les interactions entre niveaux, c'est
évidemment en connaissance de cause et relativement aux problèmes qu'elle
se pose, et des moyens qu'elle a de les résoudre. La science ignore ce
qu'elle tient pour négligeable, non pas dans l'absolu, mais, toujours
relativement à ses problèmes
La physique et la chimie ( pour ne citer que ces deux domaines
scientifiques fondamentaux) montrent, dans les moindres détails qu'il est
légitime de développer les théories par niveaux: les problèmes
intranucléaires ignore le reste de l'univers ; la chimie ne se soucie
nullement de la structure des noyaux, et à peine de celle des atomes - qui
ne sont concernés, dans les réactions chimiques que pour quelques électrons
externes - ; la dynamique - étude des mouvements mécanique - ne tient pas
compte des mouvements internes des atomes et des molécules ; lorsque l'on
étudie les mouvements dans le système solaire, on ne s'occupe pas des
mouvements sur les différentes planètes ;...etc.
Mais une même démarche est-elle encore possible en biologie ? Ce qu'il faut
comprendre, par exemple, ce n'est pas seulement le fonctionnement interne
de la cellule, mais la façon dont ce fonctionnement intervient au niveau de
l'organisme tout entier ; et d'une façon plus cruciale, comprendre comment
les mécanismes neuronaux engendrent nos pensées et nos comportements. Il a
toujours été affirmé que la vie et la conscience devaient être considérées
comme des faits premiers impossibles à dériver suivant le principe de
causalité de principes antérieurs ; mais cela n'empêche nullement les
savants de continuer leurs recherches. Et l'on ne voit pas très bien ce qui
pourrait faire renoncer l'homme dans cette quête des origines.
Manifestement, on ne peut pas en même temps s'intéresser aux phénomènes
biologiques qui sous-tendent la pensée et aux productions de la pensée.
Comme l'a déjà souligné N Bohr, il y a là un principe de complémentarité
qui nécessite deux approches distinctes et qui, prises globalement peuvent
parfaitement être contradictoires.
Wotan
Nous
allons maintenant nous intéresser plus directement au personnage de Wotan.
Aucun ordre ne s'imposant pour définir le contenu du complexe, je choisis
celui des apparitions des éléments constitutifs dans le développement
linéaire de l'œuvre.
C'est aux runes que Wotan doit sa puissance. Ces runes sont la Loi de
l'univers, en particulier, elles garantissent les traités. Or, dès l'entrée
en scène de Wotan, nous comprenons que celui-ci a conclu, avec les géants,
un contrat qu'il n'a jamais eu l'intention de respecter. Les géants avaient
entrepris la construction du Walhall en échange de Freia, sœur de
Fricka, qui cultive les pommes d'or qui assurent aux dieux, jeunesse et
beauté éternelles.
Wotan, s'adressant aux géants : Etes-vous fous / avec votre contrat /
pensez à autre chose / Fréia n'est pas à vendre.
Fasolt : Que dis-tu là ? / Songes-tu trahir / trahir le traité ? Les runes
gravées / au creux de ta lance / Joues-tu avec elles ?
Loge, habilement, donnera aux géants le désir de l'or, qui finalement
acceptent de changer les termes du contrat : l'Or d'Albérich servira de
salaire, à la place de la jeune déesse. Wotan n'ayant pu tromper les
géants, c'est Albérich qui sera la victime. Les puissances de l'au-delà des
hommes et des dieux seront sans doute moins regardantes dans la mesure où
le Nibelung est un méchant, bourreau de son propre peuple et qui a pour
assurer sa domination renoncé à cette chose sacrée entre toutes, l'Amour!
Bienfait pour lui, donc, et la route est libre. Loge utilisant la même
astuce que le chat botté vis à vis de l'ogre met Albérich à la merci de
Wotan qui lui arrache et le heaume et l'anneau. Cependant, il n'y pas
trahison pour trahison ; car Wotan ne dépouille pas un voleur, un méchant
peut-être mais qui a passé, lui un marché parfaitement régulier. Le
challenge était offert à tous : être maître de l'Or et gagner le pouvoir de
forger l'anneau contre le renoncement à l'amour.
Je réitère ici ma défense de l'affreux gnome dont je me sens solidaire.
Voilà un pauvre type que la nature a privé de tout charme ; difforme et
laid, contraint à vivre dans les entrailles de la terre, loin de la
lumière, qui par le plus grand des hasards, se retrouve dans les eaux
limpides du Rhin. Trois splendides créatures, à demi nues lui jouent tour à
tour une scène de séduction, puis se moquent cruellement de lui. Vieux et
laid qu'a-t-il, le pauvre à espérer de l'amour sinon les services d'une
prostituée ? Au moins, avec l'Or du Rhin, il pourra s'offrir le haut de
gamme, plutôt que les filles de son peuple qui n'ont aucune raison d'être
plus girondes que ceux de l'autre sexe. Albérich ne fait qu'accepter ce
qu'on lui offre sur un plateau ! Quel crétin n'aurait pas fait exactement
comme lui ! Qu'il soit ensuite méchant avec ses semblables est un autre
problème.
Ainsi se dégage la première composante de notre complexe : Celui qui veut
dominer doit instaurer ses propres lois. Cela ne veut pas dire qu'il les
écrit explicitement ; la plupart de ceux qui accèdent au pouvoir le font le
plus légalement du monde ; Leur génie, n'est pas, comme Wotan de créer des
lois mais d'utiliser judicieusement celles qui existent, car les coups
d'état à la Wotan sont quand même, surtout aujourd'hui très rares sinon
impossibles. Cette première composante que je m'efforce de dégager n'est
pas propre à ceux qui visent le pouvoir suprême, le plus haut qu'une
société puisse offrir à l'un de ses membres, mais à n'importe quel
individu.
Loge a parcouru l'univers à la recherche d'un substitut Freia dans le
marché conclu par Wotan. Il revient de sa quête, les mains vides : « Mais
aussi loin que va la vie/ on se rit de moi/ et de mes astuces/ dans l'eau,
sur terre et dans l'air/ nul ne renonce/ à la femme, à l'amour ». Loge
aurait pu, tout aussi désespérément chercher quelqu'un qui renonce à
exercer un pouvoir, aussi minime soit-il. Ne serait-ce que le pouvoir sur
soi-même, lorsque pris dans un réseau de contraintes impossible à fuir,
l'individu n'a d'autres ressources que le repli sur soi et le renoncement à
la satisfaction de tout désir. Revenons cependant à ceux qui rêvent
d'exercer un pouvoir toujours plus grand ; ils existent, ils peuplent le
monde de la politique, dissimulant leur passion de la domination tous, de
la même façon : prétendre œuvrer pour le bien de la communauté, alors
qu'ils sont tous aussi maladroits à cacher leurs vraies motivations. Tous
aussi lamentables que Wotan s'écriant lorsqu'il vient d'arracher l'anneau
du doigt d’Albérich : « Je tiens là ce qui m'élève/ à la cime de la
puissance ». Mais dans un univers où la concurrence pour le pouvoir,
n'importe quel pouvoir, est rude et sans merci, il faut donner l'illusion
que la loi est la même pour tous. Et pour celui ( ou ceux maintenant) qui
font la loi, la seule façon de la faire accepter est de donner aux autres
l'illusion que tous y sont soumis avec la même rigueur.
Le désir de dominer traîne avec lui une terrible contradiction : pour ceux
qui subissent une domination, et tous nous faisons cette expérience,
puisque enfant nous ne pouvons échapper à la domination des adultes,
accéder au pouvoir c'est renverser la situation, passer de l'état de dominé
à celui de dominateur. Gagner une liberté que plus personne ne peut
entraver. Mais la réalité est tout autre ; car on ne conquiert jamais seul
et sans aide le pouvoir. Les runes symbolisent le pouvoir que la loi, sa
loi, donne à Wotan, mais elles symbolisent également les contrats que le
dieu a dû passer pour accéder au pouvoir.
Pour tourner sa propre loi, Wotan, avec une maladresse qui le confond
lui-même, va développer deux stratégies :
- Faire exécuter les basses besognes par un bouc émissaire, méthode quasi
générale utilisée par tous ceux qui ont un pouvoir et qui ne peuvent, sans
perdre la face se livrer eux-mêmes aux manœuvres nécessaires à leur
maintien. Pour Wotan, ce sera Loge, puis plus tard, comme nous le verrons,
Brünnhilde.
- Favoriser l'émergence d'un autre lui-même, le héros qui sera son triomphe
et sa perte. Ce sera le thème majeur de ce chapitre.
Wotan
a fait construire le Walhall ; peut-être l'a-t-il voulu, au début,
seulement comme symbole de sa puissance. Lorsque le dieu s’éveille-
les dieux sont restés endormis durant la construction du Burg, dont la
construction a été surveillée par Loge - Ses premières paroles sont : «
Portes et portails protègent/ la salle des joies célestes : / L'honneur du
maître, / le pouvoir éternel / vers la gloire infinie s'élèvent ». Car
dominer n'est pas suffisant, il faut qu'une preuve concrète de cette
domination s'étale aux yeux de tous. Mais la puissance et la domination ne
sont jamais des fins en soi, elles engendrent une soif inextinguible de
puissance et de domination. Sitôt construit, dettes non payées, le Burg est
déjà trop étroit pour le dieu : « Voulais-tu, femme, / me tenir prisonnier?
/ Tu dois accorder au dieu / que lié dans le Burg, il conquière / le monde
dans l'aventure. / Qui vit, aime / le changement : / je ne puis éviter ce
jeu. », répond-il à Fricka qui lui reprochait déjà que « Pour des combats
sans repos / au ciel se dresse le Burg ».
Wotan apprend, par la bouche de Loge, l'existence de l'anneau et surtout,
sa puissance. Oubliant aussitôt que l'or doit servir à payer les géants
pour lever le gage qui pèse sur Freia, Wotan ne songe plus qu'à augmenter
sa puissance : « Il me faut l'anneau ». Et qu'importe si Loge a promis de
rendre celui-ci aux filles du Rhin. « Les filles du Rhin? / Que me vaut ce
conseil ? » Répond-il. Rien de ce qui est de son niveau ne pourra faire
céder le dieu ; il faudra l'intervention de Erda, la « Mère » et la clarté
de ses menaces, « Le crépuscule / menace les dieux / suis mon conseil,
lâche l'anneau.»
Wotan cède, mais tandis qu'il pénètre au Walhall, il sait déjà que cet
apogée de sa gloire sera éphémère : on entend le thème de Siegfried ,
premières lueurs, dans la conscience du dieu, d'un autre projet. Un héros,
mais aussi une armée, le Walhall sera aussi une caserne.
Le
double projet de Wotan nous est dévoilé au cours de la scène capitale du
Ring, La Walkyrie, acte II, scène 2. Le premier projet est en voie de
réalisation, il s'agit de constituer l'armée qui doit s'opposer aux forces
du mal « commandées » par Albérich. Wotan s'adresse à Brünnhilde : « Je
t'élevai / avec tes huit sœurs / par vous, Walkyries, / je voulus
tourner ; / le destin que la Wala / me fit craindre : / des éternels la fin
honteuse. / Afin que l'ennemi / nous trouve parés ; / je vous demandai des
héros... ». Le second est de donner naissance au héros capable de
reconquérir l'anneau, car Wotan, lié par les contrats garantis par les
Runes, ne peut le faire lui-même.
Qui impose les conditions ? Nul ne le sait. Sans doute existe-t-il un ordre
sacré s'étendant à l'univers entier, une sorte de code d'honneur,
s'imposant à tous, même, et surtout aux plus puissants qui n'ont pu
acquérir leur supériorité qu'en pactisant avec cet ordre. Dire que ce
sentiment de l'honneur s'impose à tous n'est pas exact, ou plutôt, il
n'existe pas un concept d'honneur identique pour tous. Les grands
prédateurs de l'humanité ont tous de l'honneur une idée limitée, et leur
génie a souvent été d'imposer cette idée à leurs valets, en achetant la
complaisance de ceux-ci avec des hochets. Seuls méritent alors le respect
imposé par ce code de l'honneur, ceux qui font partie des élus, autrement
dit les serviteurs zélés qui n'ont d'autres soucis que la gloire de leur
maître, dont ils espèrent cependant recueillir quelques miettes.
Mais en ce monde hors du temps, où les dieux ont lié, pour leur malheur,
leur sort à celui des hommes, il existe encore une transcendance veillant
au respect des règles et prompt à mettre hors jeu les mauvais joueurs.
Est-ce aujourd'hui la nature qui dans l'espace restreint qui lui reste,
garde la faculté d'éliminer les mauvais sujets ? Peut-être, puisqu'il lui
suffit de rester muette en continuant à imposer son rythme propre
d'évolution et de retourner, contre les prédateurs les atteintes que
ceux-ci lui portent. Wotan s'est détruit lui-même. Wotan nous ressemble à
s'y méprendre.
1.1.1. Le héros
« Un
seul pourrait / ce qui m'est interdit / un héros que jamais / je n'aurai
aidé / qui, étranger au dieu / libre de ses faveurs / inconscient, / sans
ordre / de sa propre poussée / de sa propre arme / commettrait l'acte / que
je dois craindre / que jamais ne lui conseillerais / même si je le désire
!»
Pour Wotan, reconquérir l'anneau n'est plus une fin en soi. Qu'importe même
au dieu le retour de l'or aux eaux du Rhin ! Si ce n'est l'espoir
impossible d'un retour à l'ordre ancien. L'aventure de l'or ne concerne
plus directement Wotan, elle se referme sur elle-même en un retour éternel.
La nature renaît continuellement, effaçant les traces des morts
successives, et ce qui est advenu à la conscience ne s'efface également qu'avec
la mort. Le héros que Wotan appelle de ses vœux doit être porteur des
espérances que lui, le dieu ne peut même plus formuler :
« Celui qui, contre le dieu / se battrait pour moi / L'ennemi amical / où
le trouverai-je? / Comment créer l'homme libre, / de moi jamais protégé /
qui par son seul défi / me serait le plus cher ? / Comment créer l'autre /
qui ne soit plus moi, / et ferait de soi-même / ce que seul je veux ? »
Nous touchons au cœur de notre sujet. Wotan, autant dire l'homme est
face au plus cruel, au plus redoutable problème : regarder en face sa
propre fin, renoncer, pour soi à ses projets les plus chers, mais
œuvrer pour que ces projets prennent un sens pour d'autres,
c'est-à-dire puissent vivre en un monde où il ne sera plus.
Pourquoi Wotan a-t-il renoncé à l’immortalité ? Car il est clair que
celui-ci a, à un moment donné, effectuer ce choix apparemment absurde,
renoncer à l'identité de la conscience et de la nature, sortir de cet
équilibre hors du temps, donc incorruptible ; plonger dans la tourmente
temporelle, en commençant, à l'instar de Odin, qui est son double à faire
l'expérience volontaire de la souffrance.
Y a-il, chez l'homme un équivalent symbolique de ce dramatique basculement
? Faut-il remonter jusqu'aux premiers âges du vivant, lors du passage de la
reproduction par scissiparité à la reproduction sexuée ? Donc en un temps
amplement antérieur à celui de l'émergence de la conscience.
Nous rejetons toute thèse postulant l'existence d'une transcendance
incarnée dans la matière (volonté de Schopenhauer, élan vital, super
conscience, dieu tout simplement). Je me souviens, personnellement d'un
brusque passage à la temporalité. J'avais un peu moins de 10 ans, et je
passais toutes les vacances avec un cousin avec qui j'étais lié d'une amitié
profonde. En sa compagnie, le temps n'existait plus, le drame de la
séparation n'avait lieu que quelques heures avant la « fin ». Mais un jour,
je pris conscience des jours qui nous restaient à être ensemble ;
l'éternité venait de s'effondrer, et le souvenir du déchirement que j'ai
alors ressenti est resté intact en moi. Cette expérience me laisse penser
que la conscience de la temporalité n'est acquise par l'homme qu'au cours
de son développement, et qu'il existe bien un passage douloureux à la conscience
du temps qui passe, première étape de la lente prise de conscience de notre
finitude.
Cette prise de conscience d'être mortel a également eu lieu à un moment
donné de l'évolution. Exactement comme on peut ressentir négativement le
passage à la reproduction sexuée qui condamne l'individu à mourir, la prise
de conscience de notre mortalité peut apparaître comme un événement
dramatique. Et pourtant cette prise de conscience de la mort marque le
passage à la conscience spécifiquement humaine. Il est probable que sans
elle la civilisation n'aurait jamais existé. Ce qui naît alors, c'est une
conscience blessée, traumatisée par l'idée que le monde peut exister sans
elle, alors qu'elle garde peut-être le souvenir d'un monde qui ne faisait
qu'un avec elle. Faut-il alors voir dans la perte de l'œil de Wotan
également le symbole de cette conscience blessée ? Pourquoi pas, mais rien
n'impose, non plus cette interprétation supplémentaire ; Il est cependant
manifeste que ce sacrifice de l'œil est lié aux rites d'initiation
auxquels nulle civilisation, même la nôtre, n'a échappé.
En perdant son œil gauche, Wotan se soumet manifestement à un rite
initiatique ; nous avons vu plus haut que son double, Odhin, n'a pas
seulement perdu un œil, mais c'est volontairement suspendu aux
branches d'un arbre - qu'on peut identifier au frêne du Monde - s'imposant
de cruelles souffrances ; Ce qui renforce l'idée d'un passage initiatique
lorsque Wotan se rend à la source sacrée. Echange-t-il, comme cela a été
suggéré, une vision purement matérielle contre une vision des profondeurs,
profondeurs de l'univers et de l'intérieur de l'être, de lui-même ? Wagner
peut très bien avoir été sensible à ce thème au travers des influences
bouddhistes qu'il aurait pu subir à fréquenter Schopenhauer, ou, pourquoi
pas directement, au cours de ses propres études.
1.1.2. L'antihéros
Tout
se passe comme si la « naissance » de Wotan, être de lumière, avait
engendré son négatif - à l'instar de certaines théories cosmologiques qui
font naître notre univers du vide, mais avec la naissance simultanée d'un
univers d'antimatière - un être des ténèbres, Albérich bien sûr. Des forces
opposées qui semble avoir été créées exclusivement pour se combattre. Car
enfin que reste-t-il du combat de Wotan ? Rien, que les cendres du Walhall,
et Albérich qui survit au désastre, mais reste impuissant devant le
triomphe des hommes ». Un combat, nourrit d'un côté par des sacrifices
humains, de l'autre par le martyr des Nibelungen, peuple esclave
d'Albérich. Nous savons en effet que pour construire son armée, Wotan
entretient les rivalités entre les hommes afin qu'ils s'affrontent, et que
les Walkyries, parcourant les champs de batailles puissent glaner les héros
morts, qui, recyclés, viennent grossir peu à peu l'armée du Walhall. Toujours
tiré de La Walkyrie, acte II, scène 2 :
« Pour que l'ennemi nous trouve prêts au combat / je vous ordonnai de me
créer des héros[...]/ Les hommes à qui nous avons refusé tout courage /
ceux que par des liens trompeurs de pactes fourbes / nous avions contraints
à une obéissance aveugle / ceux-là mêmes vous deviez dès lors les préparer
pour la / tempête et pour le combat, / stimuler leur force en vue d'une
guerre sans merci / pour qu'une armée de vaillants combattants / je puisse
rassembler dans ma demeure du Walhalla. »
On ne peut manquer de voir le caractère initiatique de ce passage de
l'homme sans courage, donc sans vertu, dans un monde où l'affrontement est
la seule façon d’accéder au statut de héros ; Non seulement on
retrouve le même schéma dans nombre de sociétés primitives, mais,
aujourd'hui, dans les pratiques sociales et le folklore des pays
développés.
Prenons deux exemples, le premier concerne les rites de passage toujours en
usage dans l'enseignement. Ce sont les examens et concours de recrutement ;
l'auxiliaire est l'objet d'un profond mépris qui cesse dès qu'il a acquis
les diplômes officiels, qui le plus souvent n'ont rien à voir avec la
qualification professionnelle. Le second concerne le folklore saint-cyrien,
si je ne m'abuse. Celui qui doit devenir officier est soumis au rituel
suivant : homme, couche-toi lui est-il dit, puis officier lève-toi.
L'archétype de l'antihéros, dans le Ring est Hagen, le fils d'Albérich. Lui
seul domine les événements ; contrairement au héros, il calcule, prévoit,
utilise avec adresse les maladresses des dieux et des hommes ; lui seul
finalement a un but précis et un scénario pour parvenir à ce but.
Politiquement parlant, c'est un homme de droite, et comme n'importe quel
homme de droite, il n'a pas d'état d'âme dans la mesure où ses objectifs
sont simples : acquérir le pouvoir et la fortune pour lui sans plaisir ni
passion, mais parce qu'il a été programmé pour cela. Wagner a distribué les
cartes du destin d'une manière particulièrement simple : d'un côté Wotan et
son héros Siegfried, de l'autre Albérich et son antihéros. Mais le premier
a créé un homme libre qui ne sait pas ce qu'il veut. Il est en cela,
semblable à Wotan, selon ses propres vœux. Le second sait ce qu'il
veut : la richesse et le pouvoir. Une volonté que n'anime aucun désir.
Hagen a été conçu et est né pour faire le mal, mais il supporte son destin
comme une fatalité ; « Elle (ma mère) m'a donné du courage / mais je lui en
veux / d'avoir succombé à ta ruse : / pâle, vieilli avant l'âge / je hais les
joyeux, / dont jamais je ne suis !», dit-il à son père Albérich qui
l'exhorte à poursuivre sa tâche de destruction du « monde de lumière ».
Etait-ce le but de Wagner ? Toujours est-il qu'au travers de tels propos,
Hagen apparaît beaucoup plus comme une victime que comme vengeur d'une
mauvaise cause. Certes, il assume pleinement son rôle, mais avec un sourd
mépris des conséquences de ses actes. Une volonté qui se referme sur
elle-même, qui n'a d'autre but que d'être cette volonté là. Ce qui compte
pour Hagen, c'est beaucoup plus le désir de détruire la joie que d'espérer
pour lui-même un quelconque plaisir.
1.1.3. L'autre comme miroir
La
scène II de l'acte II de la Walkyrie, est certainement la plus importante
de la tétralogie ; en tout cas elle est au centre de notre travail. Wotan
vient de céder à son épouse Fricka ; dans le combat qui va opposer Siegmund
à Hunding, il prendra le parti de ce dernier, condamnant par là même ses
deux enfants. Plus exactement, se condamnant lui-même, car lui seul a
conduit le destin des jumeaux. Il est maintenant face à Brünnhilde à qui il
doit demander de prendre parti, à son tour pour Hunding, alors qu'avant
l'entretient avec Fricka il lui avait demandé le contraire : « Bride ton
cheval, / fille vaillante, / voici qu'éclate / une ardente lutte : / que
Brünnhilde s'élance au combat, / qu'au Wälsung elle octroie la victoire !».
Brünnhilde avait quitté « Wotan selon son cœur », croyant encore
réaliser son rêve de liberté grâce à l'amour des deux jumeaux, elle le
retrouve, défenseur obligé d'une raison d'état qu'il abhorre. Wotan est-il
une girouette, indécis et influençable ? Ce serait réduire le personnage à
peu de chose. En fait le dieu reste le maître de son destin et Fricka et
Brünnhilde ne font que le révéler, tel qu'il est en lui-même, à sa
conscience ; « Comment pourrait-je, / rusé, me mentir ? / Facilement,
Fricka / me dévoila... », confesse-t-il à Brünnhilde.
Cette scène, où nous apprenons tout sur la passion intérieure du dieu, est
en même temps celle de la naissance de Brünnhilde en tant que femme. Au
début de la scène, elle avoue sa dépendance totale vis vis-à-vis du dieu :
« Tu parles à ta volonté, / me disant ce que tu veux ; / qui suis-je, /
sinon ta volonté ? ». Wotan l'entend bien ainsi, il répond à sa fille : « Que
reste éternellement / inexprimé / ce que je ne dis à personne ; / je me
parle / en te parlant ». Que suis-je sinon ta volonté ? Mais qu'elle est la
volonté de Wotan ? Ce que le père n'a plus la force d'être, la fille le
sera pour lui, ou, plus exactement, c'est en Brünnhilde que le vrai Wotan
va exercer sa volonté. Ce que dieu a voulu, c'est à sa fille du vouloir ; «
Malheur Reprends, / repenti, ta parole ! / Tu aimes Siegmund ; / pour toi,
/ je le sais, je protège le Wälsung » ; s'écrit Brünnhilde devant le choix
du dieu de sacrifier Siegmund. L'emportement du dieu, aveugler par la rage
d'être impuissant n'y fera plus rien : « Ah l’insolente ! / Cela
contre moi ! qui es-tu, sinon de ma volonté l'aveugle agissante ? »,
explose le dieu - alors que Brünnhilde prétend refuser d'obéir à l'ordre de
protéger Hunding dans son combat contre Siegmund - reprenant ainsi les
propres paroles de la Walkyrie.
Quand Brünnhilde quitte Wotan, accablée, elle n'a pas en elle, la volonté
de désobéir au dieu : « Hélas, mon Wälsung ! / Dans le pire malheur,
infidèle, / La fidèle doit te quitter », soupire-t-elle à la fin de la
scène lorsque Wotan s'éloigne, laissant à la Walkyrie le soin d'accomplir
l'abominable besogne. Mais qui peut dire ce que, secrètement, Wotan a
communiqué à la Walkyrie. Tout se passe comme si le dieu ayant conscience
d'avoir semé sa volonté dans le cœur de la Walkyrie, se laisse aller
sans remords à son désespoir. Et cette idée est bien confirmée par la
dernière scène de la Walkyrie, où Wotan cédant à Brünnhilde s'en remet à
celle-ci pour l'accomplissement de son grand projet, la naissance du héros
suivant son cœur. Miroir au début de la deuxième scène de l'acte II,
Brünnhilde s'identifie peu à peu à la volonté du dieu.
1.1.4. Le bouc émissaire
« Fait
ce que je t'ai ordonné : / que Siegmund tombe ! / Que ce soit là ton
œuvre ». Non content de contraindre Brünnhilde à prendre parti pour
Hunding, Wotan veut lui faire endosser la responsabilité de l'acte.
Attitude révoltante si l'on fait de Brünnhilde une conscience distincte de
celle de Wotan. Mais pour le dieu, il n'y a là rien de monstrueux, il
dispose de la conscience de la Walkyrie, comme de la sienne ; elle ne fait
que supporter, comme le dieu lui-même, le poids de la honte engendrée par
le renoncement. Wotan, par cette dérobade ne cherche même pas à conserver
les mains propres ; il n'a plus rien à perdre, et ne cherche plus que le
plaisir morbide à vivre sa propre fin :
« Disparais donc, / pompe et splendeur, / vantardise honteuse : des fastes
divins ! / Ecroule-toi, / ce que j'ai bâti ! / J'abandonne mon œuvre ;
/ je ne veux plus qu'une chose : / la fin / la fin ! ». Brünnhilde doit
donc accomplir l'acte destructeur que le dieu tourne contre ses désirs les
plus chers ; mais elle est déjà ce que Wotan ne peut plus être sans se
détruire lui-même. Brünnhilde va désobéir au dieu en accomplissant le désir
profond de celui-ci - ce que Wotan reconnaît dans la dernière scène de la
Walkyrie : « Tu as donc fait / ce que tant j'aurai aimé faire -/ et que ne
pas faire / j'étais doublement forcé ? ». Et lorsque Wotan commande à Loge
d'entourer le rocher de Brünnhilde, et prononce les paroles : « Qui craint
la pointe / de ma lance / ne traverse jamais le feu ! » Alors que résonne
le thème de Siegfried, les rôles s'inversent, c'est Wotan qui devient le
bouc émissaire, emportant loin de Brünnhilde son destin de dieu déchu. Mais
ce n'est pas un dieu déchu abandonnant sur la terre une créature divine
vouée au tragique destin des hommes que nous révèle la dernière scène de la
Walkyrie ; simplement un père qu'un cruel destin sépare à tout jamais de sa
fille. Cela nous apporte l'une des musiques les plus bouleversantes jamais
écrite. Même les contempteurs les plus féroces de l'œuvre de Wagner
ont reconnu, dans cette dernière scène l'une des plus belles pages de toute
la musique.
1.1.5. L'autre, l'ami le plus cher, et l'ennemi
le plus redoutable
«...l'ennemi amical, / où le trouverais-je ? »
Le drame de Wotan, et de l'homme en général commence lorsque naît en lui la
quasi certitude de devoir renoncer à ses désirs les plus profonds ; ce qui
ne manque jamais d'arriver. Les sociétés ont toujours inventé, pour ceux
qui sont nécessaires à sa survie, des prothèses morales destinées à limiter
l'effet destructeur de ce drame intérieur. Ce sont les emplois lucratifs,
les honneurs, décorations ou autres colifichets relevant d'un infantilisme
désarmant. De ce point de vue, certains ne sortent jamais de l'enfance,
d'autres y retournent selon un cycle bien connu ; mais comme pour toute
pratique magique ou religieuse, il faut avant tout y croire, ou plus
exactement, croire à l'existence d'un second degré lié à une indécise
transcendance. Mais Wotan, et la part de l'homme qu'il incarne, n'ont que
faire de ces hochets, trop illusoires pour calmer le feu des désirs
inassouvis. Celui qui a accumulé en lui des richesses qu'il ne sent plus en
mesure d'exploiter ne peut que rêver renaissance, être Phénix au corps
neuf, mais à la conscience pleine de son expérience passée. Même pour un
dieu ce rêve n'est qu'une illusion, le retour éternel est un mythe auquel
il faut savoir renoncer. Le seul espoir est alors de renaître dans un
autre, qui ne soit plus soi, et ferait de lui-même, ce que seul nous
voulons.
Brünnhilde ne sera pas cet autre ; et pourtant ! Par une étrange
substitution de rôle, elle sera mère du héros, dont Wotan sera le père.
Ainsi Sieglinde et Siegmund, héros malheureux n'auront été que des
intermédiaires dans la naissance du vrai héros qui ne doit son existence
qu'au seul dieu.
Wotan sait que sa propre existence est incompatible avec celle de son
héros. Mais peut-il pour autant abandonner son propre combat ? Non, car il
est dans l'essence de l'homme de lutter jusqu'au dernier souffle. Peut-on
parler de combat désespéré ? Non plus, car la conscience est dans cette
superposition d'états dont il a déjà été question et sur laquelle nous
reviendrons au chapitre suivant. Etat contradictoire car le dieu ne peut
pas agir pour assurer sa propre victoire et celle de son héros. Ainsi,
lorsqu'il barre l'accès du rocher, où est endormie la Walkyrie, à Siegfried
qui vient de terrasser le dragon, il se croit encore le plus fort :
« Ma main tient toujours / le signe du pouvoir : / ce bois brisa jadis /
l'épée que tu brandis : / qu'elle se brise encore / à la lance éternelle !»
Le ton de Wotan n'est pas alors celui d'un vaincu qui se livre à son
ennemi. Et pourtant, à la scène précédente, le même Wotan lançait à Erda :
« quoi que les autres fassent, / à l'éternellement jeune / cède, ravi, le
dieu. »
On pourrait penser que Wotan non seulement passe la main mais offre au
héros le plaisir de la vengeance.
Siegfried, après les paroles de Wotan citées ci-dessus, réplique, au comble
de l’exaltation :
« L'ennemi de mon père ! / Te trouvé-je ici ? / Merveilleusement / je peux
me venger ! / Brandis ta lance : / que mon épée la brise en morceaux ! »
(Et la lance vole en éclat !)
Mais ce n'est nullement le cas ; à ce moment le dieu désespéré ne pense
plus qu'à sa propre fin, refusant simplement de céder sans un ultime
effort.
Siegfried, même s'il est selon les vœux mêmes de Wotan n'a aucun point
commun avec ce dernier ; Le jeune héros est l'extériorité même. Il n'est
pas exagéré de dire qu'il n'a pas d'intérieur, ne faisant qu'un avec ses
actes. Lorsque Wotan rêve de l'ennemi amical, il cherche celui qu'il a près
de lui en la personne de Brünnhilde ; et n'est-ce pas elle qui finalement
accomplira le geste rédempteur ?
Wagner a lui-même connu une amitié conflictuelle qui s'est brisée peut-être
beaucoup plus pour une trop grande affinité de caractère que pour une
mésentente idéologique. Si tel est le cas l'analogie avec les rapports
Wotan/ Brünnhilde serait manifeste ; car ce que le dieu reproche à sa fille
ce n'est que secondairement lui avoir désobéi, et beaucoup plus d'avoir fait
ce que lui, aurait voulu faire : « Tu as donc fait / ce que tant j'aurais
aimé faire...» (La Walkyrie, acte II, scène 2.). On peut se demander si
Nietzsche n'aurait pas pu d'adresser pareillement à Wagner, lui qui a sans
doute rêvé secrètement d'être un grand musicien. Car c'est bien du grand
philosophe dont il va maintenant être question.
1871, Nietzsche dédicace à Wagner son livre La naissance de la tragédie.
«... Je me représente, mon ami vénéré, le moment où vous recevrez ce livre.
[...] lisant mon nom, et persuadé aussitôt que quel que soit le contenu de
cet écrit, l'auteur a des choses graves et impressives à dire, et que dans
toutes ses cogitations il s'est entretenu avec vous comme si vous étiez
présent, et n'a rien pu écrire qui ne soit digne de cette présence ». (Opus
cité page 17). Puis plus loin, pages 255 et 260 : « C'est vous-même qui me
l'avez dit, ami vénéré [...] mon noble ami ai-je bien exprimé votre pensée
? »
Mai 1888 : « Wagner est-il vraiment un homme? N'est-il pas plutôt une
maladie ? Il rend malade tout ce qu'il touche. Il a rendu la musique malade
». Cette citation n'est qu'une petite phrase extraite de la mise à mort de
l'œuvre wagnérienne qu'est Le cas Wagner.
Les adversaires de Wagner parleront d'extrême lucidité précédant le naufrage
mental, les autres de signes précurseurs de la folie. Peu de temps avant
que sa conscience ne s’éteigne- il restera dix ans prostré dans un
fauteuil - il signe sa dernière lettre à son ami Peter Gast, « le crucifié
». Peu de temps avant, il déclare dans une lettre, toujours à P. Gast : «
..au fond, chaque nom de l'histoire, c'est moi ».
Ainsi, au crépuscule de sa conscience, Nietzsche dévoile deux
caractéristiques universelles de l’être :
1. Se sentir éternellement incompris, et comme le Christ, se voir condamné
par ceux qu'on a voulu sauver.
2. Ressentir le besoin de s'identifier à tous ceux à qui l'on doit la vie
de son esprit. Autrement dit de s'intégrer à une communauté de pensée
assurant sa propre immortalité à l'égal de ceux qui nous ont précédés et
trouvé une place dans cette entité confuse que l'on peut appeler conscience
universelle mais qui n'est peut-être que le vide suivant les théories
bouddhistes.
Notre désir de savoir, notre passion pour les créations humaines, nous
entraîne ainsi selon deux directions opposées :
1. Créer en nous un être original, donc que les autres ne reconnaissent pas
comme relevant de leur propre univers de pensée.
2. Nous identifier aux autres, partager leurs intérêts, leurs passions.
Cette volonté d'identification aux autres à un double aspect. Elle peut
signifier la peur de la confrontation intérieure avec soi-même, donc une
fuite vers l'extérieur, un mouvement en quelque sorte centrifuge ; ou au
contraire un mouvement centripète de possession intérieure des êtres et des
choses.
Mais revenons sur la folie de Nietzsche. L'histoire rapporte que la veille
de sa chute hors de la réalité, il fut pris d'une crise de compassion pour
les êtres se jetant au cou, comme pour le protéger, d'un vieux cheval
maltraité par son maître. Curieuse attitude pour celui qui, faisant
l'apologie de l'homme libre écrivait, entre autres : « Ne pas rester lié à
un sentiment de pitié, dû-t-il s'adresser à des hommes supérieurs, dont le
hasard nous aurait fait pénétrer le martyre et l'isolement.»
Mais qu'est-ce que la folie sinon une déviance par rapport à une normalité
définie de façon totalement arbitraire, relative à un certain état mental
de la société hic et nunc. Or, l'homme moyen qui sert de référence n'existe
pas. Non seulement il n'existe pas, mais personne ne veut lui ressembler.
Le mot folie est synonyme de démence, étymologiquement privé de raison ;
mais est-il si facile de discerner l'absence de raison d'une raison qui
sort de la norme et qu'une société se refuse de reconnaître comme ressort
d'un comportement humain légitime ? Celui qui refuse de se plier à
certaines règles imposées par la société, et qui, ainsi se prive des
avantages que la société peut lui offrir en échange de son obéissance est
fou ou génial.
Fou, si son attitude ne lui apporte, en apparence aucun avantage ; génial,
si par l'un de ces miracles qui ne se produisent que très rarement, il crée
une œuvre qui séduit un nombre suffisant de gens normaux.
Le cas de Nietzsche serait banal, - et il l'est aux yeux de la médecine,
puisqu'il y a eu manifestement altération de cerveau par mort excessive de
neurones- s'il n'y avait pas, l'abîme, pour nous occidentaux, des
philosophies orientales liées aux pratiques yogiques, dont les effets
décrits tiennent en grande partie du mythe, mais peut-être pas
complètement.
Il s'agit en particulier des techniques de rétention du souffle pour gravir
les échelons qui mènent aux états de vide de conscience.On peut alors se
demander si l'état de conscience recherché par l'adepte, par exemple du Yoga
tantrique n'est pas obtenu, en fin de compte par une altération du cerveau
débouchant sur un état que nous jugeons, nous pathologique et dû à un
traumatisme neuronal ; Traumatisme qui peut très bien être causé par la
rétention du souffle, qui peut aller jusqu'à l'arrêt total de la
respiration. Il est probable que Nietzsche, comme Schopenhauer et Wagner, a
été influencé par les philosophies orientales. Sans aller jusqu'à imaginer
qu'en sombrant dans l'inconscience, il a atteint le Nirvana, on peut cependant
se demander ce qui s'est passé dans son esprit durant ses dix années de
lente agonie.
J'ignore si Wagner a été directement influencé par les philosophies
orientales, mais les personnages du Ring sont imprégnés de la spiritualité
qui est l'essence même de ces philosophies. Il faut dire que les
mythologies germaniques et nordiques qui ont inspiré le musicien plongent
leurs racines dans un fond commun de mythes qui se sont imposés de façon
pas toujours clairement connue à toutes les pensées religieuses. Il semble
bien que ces racines communes soient çivaïques et que celles-ci aient donné
naissance, dans le monde grec au culte de Dionysos. Il est légitime de
pensée que le compositeur a trouvé une partie de son inspiration, lors de
la construction du Ring, dans le climat intellectuel où il était plongé,
avec Nietzsche et Schopenhauer ; communauté de pensée alimentée par les
thèmes évoqués plus haut.
Rappelons les termes de la dernière lettre adressée par Nietzsche à son ami
Peter Gast, qui sont en quelque sorte ses dernières paroles : « Chante-moi
un chant nouveau, le monde est transfiguré, et tous les cieux exultent ».
Difficile de ne pas penser à la fin de certains héros wagnériens.
Brünnhilde d'abord avant de s'élancer avec Grane dans le brasier funéraire
de Siegfried :
« Vers lui t'attire / le feu rieur / sens dans mon sein / comme il s'élève
/ le feu clair », traduit par A Ernst par : « Est-ce l'appel des flammes
sereines? Dans ma poitrine, sens quelle ardeur.». Puis ses dernières
paroles : « Siegfried ! Siegfried ! Vois ! / Ta femme heureuse te salue.»
Dernière image du Vaisseau fantôme : « Dans le rougeoiement du soleil
levant, les silhouettes transfigurées, enlacées de Senta et le Hollandais
surgissent de la mer.»
Mort d’Isolde : « Dans ces mers de délices / dans les flots
d'harmonie / dans l'haleine et le souffle du monde / se perdre / s'éteindre
sans pensée / pure joie.»
Comment comprendre la condamnation violente de l'art wagnérien par un
homme, qui au moment de sombrer dans l'inconscience connaît une
illumination rêvée plusieurs fois par celui qu'il condamne avec véhémence ?
Remarquons d'abord que Brünnhilde, Isolde, et Siegfried, meurent tous les
trois en état de béatitude amoureuse ; nous avons déjà cité les dernières
paroles des deux héroïnes, voici celles de Siegfried :
« Ah ! Ces yeux / ouverts pour toujours ! / Ah ! Souffle ivre / de cette
haleine ! / Douce volupté, / aube céleste : / Brünnhilde m'offre le salut
!»
Nietzsche a suffisamment été marqué par la musique de son noble ami, pour
que l'on puisse raisonnablement pensée qu'au moment de lâcher prise il se
retrouve avec lui en communion complète de pensée. Et pourtant, avec quelle
férocité n'a-t-il pas piétiné celui qu'il a quasiment vénéré ! Rappelons
quelques passages du cas Wagner.
« L'artiste de la décadence, voilà le mot. Et ici je commence à parler
sérieusement. Je suis loin de demeurer spectateur inoffensif, quand ce
décadent nous ruine la santé et, avec la santé, la musique ? N'est-il pas
plutôt une maladie ? Il rend malade tout ce qu'il touche, il a rendu la
musique malade [...] Sa puissance de séduction atteint au prodige.... Il
n'y a que les Pauvres d'esprit qui se sont laissé persuader ! [...] Wagner
est un névrosé... En son art se trouve mêlé de la façon la plus séduisante
ce qui est aujourd'hui le plus nécessaire à tout le monde, les trois
stimulants des épuisés, la brutalité, l'artificiel, et l’innocence
(l’idiotie). Wagner est une grande calamité pour la musique.»
Nous pourrions multiplier les exemples. Notons également cette flèche qui
sonne étrangement lorsque l'on se souvient de l'épisode de la vieille rosse
; « Wagner avait la vertu des décadents, la pitié.»
« Personne n'a peut-être été mêlé à la wagnérie plus dangereusement que moi
; personne ne s'est défendu plus âprement contre elle ; personne ne s'est
plus réjoui de lui échapper. C'est une longue histoire ! Veut-on un mot
pour la caractériser ? Si j'étais moraliste, qui sait comment je
l’appellerais ! Peut-être victoire sur soi-même ». Cet extrait des
avant-propos du cas Wagner, ne laisse guère de doute sur les causes
profondes du reniement de Nietzsche. « Victoire sur soi-même » est souligné
par l'auteur ; ce qui montre que Nietzsche est conscient de renier, en
Wagner, une part de lui-même. Laquelle ? Il faudrait d'autres compétences
que les miennes pour en décider avec certitude. Ce qui suit relève d'une
vision toute personnelle des rapports entre Nietzsche, Wagner et... Wotan.
C'est dire que l'analyse ne reposera pas sur la donnée précise d'éléments
biographiques, mais sur des sentiments propres éprouvés à partir de faits
disparates et qui ne trouvent d'unité qu'au travers ma propre expérience.
Wagner est de trente ans l'aîné de Nietzsche. Ce dernier a une trentaine
d'années lors de la première du Crépuscule des Dieux. Le jeune Friedrich
est subjugué par le génie et la notoriété grandissante du musicien. Les
vingt-cinq années (de 1850 à 1874) durant lesquelles Wagner construit la
tétralogie correspondent à la période d'adolescence du philosophe (il est
né en 1844). Période difficile pour le musicien, qui apparaît comme une
sorte de poète maudit, et probablement, aux yeux de Nietzsche, comme un
aventurier de la pensée. Comment le philosophe aurait-il pu accepter, d'une
part, la consécration du musicien à partir du milieu des années 70, et
d'autre part, Parsifal, opéra du renoncement à l'amour dionysiaque, et
d'allégeance à un dieu retors prenant un malin plaisir à tendre des pièges
à ses créatures ?
Même si l'analogie peut sembler paradoxale, je comparerais les rapports Nietzsche
à ceux de Wotan et Brünnhilde. Avec cette nuance importante que le musicien
et le philosophe sont en fait, chacun de leur côté une superposition
ambiguë des deux héros de la Tétralogie. Reconnaissons d'abord que la
Tétralogie est l'œuvre où Wagner a investi la part essentielle de sa
personnalité, et qu'à l'intérieur de l'œuvre elle-même Wotan et
Brünnhilde sont les deux personnages essentiels ; j'irai même jusqu’à
dire qu'ils sont les seuls personnages, les autres n'étant guère que des figurants.
D'où l'importance centrale des rapports contradictoires - opposition
dramatique et extraordinaire complicité - existant entre le dieu et sa
fille.
Ecoutons A. Schaeffner parlant de Nietzsche dans l'introduction du livre
consacré aux « lettres à Peter Gast » :
« Des velléités de dédoublement, Nietzsche en eut certainement,
d'effacement, jamais. Il entretient le plus souvent avec les autres des
rapports de créateur à créatures : s'approchant d'elles uniquement pour y
jouir de son image, et celle-ci s'avérerait-elle imparfaite, pour
s'enorgueillir encore et toujours de sa propre différence ». Puis le même
auteur cite Nietzsche :
« Je ne désire fréquenter que les gens qui aient leur propre modèle et qui
ne le voit pas en moi [...] car cela me rend responsable à leur égard et
fait de moi un esclave.»
N'est-ce pas Wotan qui est ainsi évoqué ? « Pour y jouir de son image ». Ne
sommes-nous pas a la scène 2 de l'acte II de la Walkyrie où Wotan dit à la
Walkyrie : « Je me parle en te parlant » ? Le livret indique : en regardant
sans cesse Brünnhilde dans les yeux. Mais au moins dans deux mises en
scène, Wotan parle à son image donnée soit par un miroir (Bayreuth 1976
avec Chéreau/ Boulez), soit par le bouclier de Brünnhilde (Scala de Milan
1974).
1.1.6. La fin, la fin !
Le
désespoir est le lot de celui qui cherche et qui ne trouve pas. Trouve-t-il
que ce qu'il découvre, s'ouvre alors de nouveaux horizons qui le
contraignent sans cesse à poursuivre ses recherches...jusqu'à la mort. Pour
celui qui a acquis la certitude que la course au savoir est désespérée et
mène finalement au néant, la seule issue possible est la mort. Pour un dieu
immortel il faut alors perdre son pouvoir.
L'homme acquiert la révélation de la mort en même temps que la conscience.
Et commence alors sa révolte contre cette seconde révélation qu'est la
nécessité du retour au néant Pour Wotan, c'est la vision d'une immortalité
statique qui exacerbe son désespoir et lui fait souhaiter sa propre fin.
Wotan a scellé lui-même son destin. Il le sait ; et ne peut que retourner
contre lui-même sa fureur. Il programme sa propre perte, mais feint, en
même temps d'être la victime d'un destin aveugle - en fait Erda, qu'il
accuse de machination diabolique -.Attitude typiquement humaine :
revendiquer sa liberté, vouloir décider de son propre destin, mais
finalement ne pas pouvoir assumer jusqu'au bout cette suprême liberté, et
surtout ne pas supporter d'être responsable de ses échecs.
Wotan, comme la majorité des hommes sans doute, trouvera deux morts. La
première, par Siegfried qui anéantit sa puissance en brisant la lance
sacrée, la seconde par Brünnhilde qui réduit en cendre le Walhall.
1.1.7. Le guerrier et le magicien
Ce
sont les deux fonctions, dans la mythologie de Odhin (donc de Wotan ). Le
rôle de guerrier est manifeste dans la Tétralogie puisqu'il est le Père des
armées ou encore le Père des combats. La seconde fonction n'apparaît qu'en
filigrane : capacité d'agir sur le comportement humain, de se déplacer d'un
monde à l'autre, de revêtir la forme humaine...etc.
Ces deux fonctions ne jouent cependant, malgré les apparences qu'un rôle
secondaire dans le Ring. Certes, il est souvent question d'armes, de
batailles, d'affrontements guerriers dans le déroulement de l'action ; mais
comme une sorte de décor obligé, pour attester l'utilisation des éléments
mythiques.
Wotan n'est pas un combattant ; sa lance n'est pas une arme, mais le
symbole de la loi. L’aspect guerrier du personnage se confond avec sa
volonté de domination, le désir de faire régner sa propre loi sur l'univers.
Evidemment, comme tous ceux de son espèce, il veut imposer sa loi pour la
bonne cause.
La bonne cause, c'est toujours celle qui sert les intérêts de celui qui la
défend. On ne sait pas trop ce que Wotan cherche à défendre. Mais on peut
au moins comprendre son trouble et son désarroi, puisqu'en cela il
ressemble à tous les individus. L'illusion est d'abord, pour l'audacieux,
de créer un monde nouveau, meilleur, bien entendu que l'ancien, puis - ou -
de le découvrir, en accomplissant des exploits ; puis vient ensuite la
nostalgie des origines. Avant d'affronter Siegfried en son unique combat,
Wotan adresse une ultime supplique à Erda, que le dieu imagine encore
maîtresse du destin des dieux et des hommes :
« Les Nornes tressent / sous l'empire du monde / elles ne peuvent rien
changer. / Mais ta sagesse /pourrait me dire / comment arrêter la roue qui
roule.» (Siegfried, acte III, scène 1).
Pourquoi cette démarche, puisqu'à partir de l'instant où il a cédé aux
suppliques de Brünnhilde, le dieu a de sa volonté propre, engagé un
processus irréversible : Siegfried sera le héros qui, ne craignant pas la
pointe de la lance, traversera le feu. En fait le dieu tente une nouvelle
fois d'échapper à la responsabilité de ses actes. La première fois, il
s'agit, pour Wotan de faire peser sur Brünnhilde la responsabilité de la
mort de Siegmund. La Walkyrie, acte II, scène 2 : « Fait ce que j'ai
ordonné : / que Siegmund tombe / que ce soit là ton œuvre !»
Concernant sa propre fin, c'est sur Erda qu'il entend faire reposer la
responsabilité de sa chute. Brünnhilde se dérobe en tentant de désobéir ;
Erda en avouant sa propre impuissance à comprendre les motivations des
hommes au rang desquels est tombé le dieu : « Les actes des hommes / me
troublent le courage.»
La cause de Wotan c'est tout simplement Siegfried. Les motivations
premières (reconquérir l'anneau, entre autres) ont disparu pour laisser la
place au désir du héros, comme il y la chez la femme le désir d'enfant,
pulsion irrépressible qui a peut-être quelque chose à voir avec l'instinct
de conservation de l'espèce. Pour assurer le triomphe de Siegfried - y
compris sur lui-même, le dieu tout puissant - Wotan utilise ses dons de
magiciens. C'est durant la scène 2 de l'acte III de Siegfried que Wotan
dévoile à quel point il a entièrement manipulé Siegfried. Il le fait pour
tenter de faire comprendre au héros qu'il n'est pas autre chose qu'une
créature qui ne doit son existence qu'au dieu lui-même :
« Qui t'a dit / de chercher le rocher? / Qui d'aspirer à la femme?/.../
Mais qui te poussa / à combattre le dragon ;/.../ Qui fit l'épée / dure,
tranchante / à quoi le plus fort succomba ? /.../»
Mais le magicien a accompli son œuvre à la perfection ; il voulait que
son héros soit « libre de ses faveurs, / inconscient, / sans ordre...».
Certes Siegfried a bénéficié de toutes les faveurs du dieu, mais la magie a
opéré, non pas selon les actes du dieu, mais selon ses désirs !
«Pour
que l'ennemi nous trouve prêts au combat,
Je vous ai ordonné de me créer des héros,
Ceux que jadis nous tenions impérativement sous nos lois,
Les hommes à qui nous avons refusé tout courage,
Ceux que par des liens trompeurs de pactes fourbes
Nous avons contraints à une obéissance aveugle...»
Cette confession de Wotan à Brünnhilde (La Walkyrie, acte II, scène 2.)
pourrait être celle de n'importe quel chef d'état que les mensonges, les
massacres engendrés par une haine entre les hommes soigneusement cultivée,
la misère engendrée par les conflits ont finalement rendu lucide. La bonne
foi de ceux qui ne rêvent que de batailles héroïques ne peut nullement être
mise en cause ; pour eux l'ennemi existe toujours, même s'il n'est pas
visible, même s'il a été réduit à l'impuissance. La bête immonde est tapie
au cœur de l'étranger le plus pacifique, et il est souvent nécessaire
de l'étrangler avant qu'elle ne se réveille. Et si elle ne se réveille pas,
on fait ce qu'il faut pour qu'enfin elle daigne affronter les héros.
Chasseurs ou guerriers - qui ne sont que chasseurs d'hommes - ne peuvent
avoir que de nobles motivations ; même si le chasseur moderne élève des
animaux pour les abattre en un combat qui n'est qu'un massacre, le guerrier
moderne arme ses futurs ennemis, puis les provoque, en se gardant, comme
les fiers cow-boys, de dégainer le premier.
Les arguments pour justifier la course aux armements ne manquent pas - à
l'instar de Wotan demandant aux walkyries toujours plus de guerriers morts.
Combien fustigent encore aujourd'hui les pacifistes qui auraient, à leurs
yeux, favorisé l'ascension du nazisme dans l'Allemagne des années trente,
sans se poser la question de savoir qui en Europe a favorisé le réarmement
d'un pays qui ne dissimulait pas ses velléités impérialistes ? Ces
questions n'intéressent pas l'histoire officielle qui vit presque
exclusivement de l'affrontement des nations et dont la mémoire se limite
aux périodes de gloire, c'est-à-dire aux périodes de massacres des peuples.
1.1.8. L'amour
L'amour
est l'un des thèmes centraux du Ring, ce qui nous vaut quelques pages de
musique parmi les plus belles jamais écrites. Mais pour Wotan le temps des
passions amoureuses est déjà révolu. Albérich renonce à l'amour, Wotan,
lui, semble abandonné par l'amour. La seule passion qui lui reste au
cœur ne se manifestera qu'au moment des adieux adressés à Brünnhilde à
la dernière scène de la Walkyrie.
Albérich renonce à l'amour pour le pouvoir. Wotan aspire au pouvoir parce
qu'en son cœur l'amour s'est tari : « Lorsque la joie d'amour / de ma
jeunesse pâlit / mon esprit aspira au pouvoir.» (La Walkyrie, acte II,
scène 2)
Si Wotan est sincère, il fait de son union avec Fricka, le point de départ
de sa puissance, mais aussi la fin de ses vraies amours. En effet, il
réplique à Fricka qui lui reproche d'avoir risqué le sort de Fréia dans son
pacte avec les géants : « Pour faire de toi ma femme / un de mes yeux /
j'ai risqué dans mon ardeur!...»
Le rêve d'amours splendides, le dieu le revit un instant avec la passion
qui unit Sieglinde et Siegmund. Amour qu'il a lui-même suscité - programmé
- comme moyen, certes, au service d'un autre but, mais dont il savoure, au
passage les délices. Bonheur éphémère, pour le dieu et les amants, puisque
Fricka rappelant son époux au respect des règles qu'il a lui-même posées,
et fustigeant ses ruses grossières pour justifier ses actes, lui impose le sacrifice
de ses propres enfants.
1.1.9. La passion du pouvoir
La
grande passion qui ronge le cœur de Wotan est avant tout celle du
pouvoir et de la domination. Il paraît évident que cette passion est
universelle. Elle a cette particularité remarquable de croître au fur et à
mesure de son assouvissement. C'est ce trait qu'elle partage avec la
passion de la possession. Mais ces deux passions sont si intimement liées
qu'elles sont pratiquement identifiées dans la Tétralogie, où la possession
de l'anneau, donc de l'or, donne en même temps le pouvoir. Il est clair que
l'histoire - l'histoire officielle - de l'homme se confond avec les
conséquences de ces deux passions, que son destin, passé, présent, futur y
soit lié, comme celui de Wotan a été lié à l'anneau. Il est tout aussi
clair que cette double passion est doublement destructrice. Les exemples
historiques sont multiples ; il suffit de considérer les conséquences des
ambitions des grands conquérants, pour les peuples conquis et les peuples
victorieux eux-mêmes. Mais l'histoire officielle est bonne fille, elle ne
retient des faits que leur contenu mythique, ne comptant pour rien les
souffrances humaines.
Il faut cependant se garder de considérer la Tétralogie, comme
moralisatrice, se proposant de nous montrer les conséquences désastreuses
de l'assouvissement de la volonté de puissance ; l'œuvre me paraît
tout simplement illustre un constat, que, ni les mythes, ni la réalité
historique, ni l'évolution actuelle de la société ne démentent.
L'histoire - et finalement la société, feint d'ignorer ces deux évidences :
- tout pouvoir s'exerce aux dépens d'autrui ;
- tout enrichissement est un vol déguisé, légalité par des systèmes sociaux
qui n'ont pu se construire que par l'établissement de solides hiérarchies.
Ce qui instaure comme règle absolue, l'inégalité entre les hommes quant à
la jouissance des biens offerts par la société. Au regard d'un certain
idéal humain, cela peut paraître immoral, injuste ; mais il est probable
que c'est le prix à payer pour que la société existe.
Cette nécessité vitale, pour tout groupe humain - et sans doute de
n'importe quelle société animale - d'une hiérarchie est illustrée par
certains mythes sud-américains étudiés par C Lévi-Strauss (Histoire de
Lynx, Plon 1991, page 90-91) :
« Quelle est en effet l'inspiration profonde de ces mythes? [...] Ils
représentent l'organisation progressive du monde et de la société sous la
forme d'une série de bipartitions ; mais sans qu'entre les parties
différentes à chaque étape apparaisse jamais une égalité véritable: de
quelque façon, l'une est toujours supérieure à l'autre. De ce déséquilibre
dynamique dépend le bon fonctionnement du système qui sans cela, serait à
tout moment menacé de tomber dans un état d’inertie [...]. Car ce
sont ces écarts différentiels en cascade, tels que les conçoit la pensée
mythique, qui mettent en branle la machine de l'univers.»
1.1.10. Pouvoir et désespoir
Revenons
une fois de plus sur la scène des confessions de Wotan face à sa fille (La
Walkyrie, acte II, scène 2.). Wotan vient de céder aux instances de Fricka
incarnant dans la scène précédente, une sorte de raison d'état,
c'est-à-dire cet indicible pouvoir au-dessus de tout pouvoir et qui
contraint les puissants à agir contre leurs intérêts propres, contre leurs
propres sentiments. Le dieu est seul, face à Brünnhilde, seul : « Je me
parle / en te parlant », dit-il, en commençant son long monologue. J'ai
aspiré au pouvoir et conquis le monde va-t-il dire en substance, mais à
quel prix ! « Trompeur sans savoir / je fus infidèle / signai des contrats
enfantant des désastres...» ou encore « Je dois quitter ce que j'aime /
assassiner qui je chéris / tromper, trahir qui se fit à moi ! »
Dégoût de celui, qui arrivé au sommet de sa puissance contemple les
désastres qu'il a engendrés, les reniements dont il s'est rendu coupable.
Ce n'est pas alors seulement sa propre fin que Wotan appelle de ses
vœux, mais la disparition de tout ce qu'il a fait naître :
« Disparais donc / pompe et grandeur / vantardise honteuse / des fastes
divines ! / Ecroule-toi / ce que j'ai bâti ! / J’abandonne mon
œuvre / je ne veux plus qu'une chose / la fin, / la fin !»
Cette fin, Wotan la désire et la redoute ; il l'a veut de sa propre main
comme s'il s'agissait de celle d'un autre. Ainsi l'appel à l' « ennemi
amical » reflète-t-il toute l'ambiguïté des désirs du dieu qui veut être
maître de son destin, mais qui ne peut accepter d'être responsable des
conséquences de ses désirs et de ses actes.
« Comment créer l'homme libre / de moi jamais protégé / qui par son seul
défi / me serait le plus cher? / [...]/ qui ne soit plus moi / et ferait de
soi-même / ce que seul je veux ? »
Etre, en même temps, celui qui a fait naître un monde, qui a causé sa
perte, et qui le venge ! Résumer en soi le cycle complet de son être et de
ses œuvres ; mais surtout fuir la double aliénation engendrée par
l'escalade sans fin dans la volonté de puissance ; aliénation des esclaves
opprimés et celle du maître : « moi qui règne par des contrats / aux
contrats me voici asservi.»
Double aliénation et double destruction :
- celle des rebelles et de ceux qui sans en avoir les moyens aspirent
également au pouvoir et qui sont autant de dangers potentiels.
- celle du tyran qui, au cours de son ascension engendre la lente
élaboration des forces qui le détruiront.
Le dégoût qui saisit Wotan est si profond que non seulement il souhaite
voir son œuvre et lui-même s'abîmer dans le néant, mais qu'il en vient
à désirer le triomphe de son pire ennemi :
« Soit donc béni par moi / fils du Nibelung ! / Ce qui me fait vomir / je
t'en fait l'héritier / la vaine splendeur des dieux / que ton envie la
ronge !»
«Wotan nous ressemble à s'y méprendre» ; mais peut-on comprendre cette
folie destructive de la part d'un être encore au sommet de sa puissance ?
Que sait-on, en définitive de la conscience des hommes qui à un moment
donné de leur existence ont exercé des pouvoirs étendus ? Savent-ils
seulement quelque chose de clair sur eux-mêmes ? S'y retrouve-t-il entre,
ce qu'ils sont réellement, ce qu'ils désirent être, ce qu'ils veulent
paraître, et l'image que s'efforcent de créer, ceux qui, dans l'ombre
profitent de leur pouvoir ?
Dans sa fuite en avant, l'ambitieux finit par oublier ses rêves les plus
chers, rêves qui ne cessent de le hanter, et qu'il ne peut, s'il en reprend
conscience, réaliser, non pas par manque de moyens, mais par excès. Ainsi
Wotan s'est laissé entraîner par une volonté de puissance et de possession,
surmultipliant les désirs inassouvis, donc s'auto-amplifiant. La nécessité
de renoncer à l'anneau a été le coup d'arrêt à cette escalade ; mais à
jamais l'absence de l'anneau hante son esprit.Arrivé à son acmé, l'homme ne
peut survivre que s'il oublie tout ce qu'il a sacrifié pour arriver à ses
fins ; c'est un véritable travail de deuil qui doit s'opérer en lui...et
qui, selon toute vraisemblance, ne réussit que très rarement.
Comment finit-on par renoncer aux projets qui nous tenaient le plus à
cœur et dont on comprend, à un certain moment qu'ils sont
définitivement du domaine de l'utopie, des rêves qui ne peuvent plus se
réaliser? Sans doute les plaies ouvertes ne se referment-elles jamais !
Wotan renonce à l'anneau, mais il ne peut faire le deuil de la puissance
absolue qu'il a cru un moment posséder. Une lueur aveuglante a frappé son regard
; plus rien n'a maintenant de valeur à ses yeux (je devrais dire : à son
œil !).
Au-delà de Wotan
Ce
manque, à la réalisation complète de ses ambitions, suscite, chez Wotan un
désir - et une volonté - d'anéantissement égoïste, comprise au premier
degré. Pour tenter d'y voir clair nous allons maintenant sortir du
personnage.
L'univers, tel que nos sens nous le dévoilent est une reconstruction
purement intérieure à notre conscience. La question de l'adéquation du
monde réel avec l'image que notre cerveau nous donne de celui-ci, par la
médiation de nos sens est - selon toute vraisemblance - même si elle se
pose continuellement, aujourd'hui insoluble, et sans doute encore pour
longtemps. Si bien que nous sommes contraints, dans notre attitude
scientifique de postuler l'identité de l'univers avec l'image que nous en
avons.
Ce n'est pas, à proprement parler une solution au problème du solipsisme,
mais une hypothèse minimale nous permettant de parler d'objets et de
sujets. Il faut évidemment élargir cette vision à l'image que nous livrent,
non seulement nos instruments, mais nos théories. Et là, l'accord est
beaucoup plus difficile. Il n'est en effet pas sérieux de poser des
questions du genre : voyons-nous tous le rouge de la même façon ? Ou, nos
émotions sont-elles identiques ? Nous savons tous pertinemment que sur ces
points l'accord intersubjectif est total. Il n'en est pas de même pour les
visions créées par nos théories, qui ne sont jamais que des conjectures
plus ou moins bien fondées. Concernant ce problème voici une réponse faite
par R Thom, au cours d'un dialogue (in Prédire n'est pas expliquer) : «
Pour ma part, je suis naïf : je crois qu'il faut partir de la réalité
macroscopique usuelle, que nous connaissons tous : la réalité que vous
avez, que j'ai, que cette boîte sur mon bureau a. Et si nous refusons a
priori toute validité à cette réalité, nous sommes condamnés au solipsisme
ou à des doctrines d'un subjectivisme réellement forcené. Il faut partir de
ce réalisme inévitable, et c'est à partir de lui, que l'on doit construire
les entités scientifiques qui, elles, peuvent permettre d'aller plus
profond dans l'organisation des choses.
Le monde extérieur a une indubitable réalité ; mais celui qui nous concerne
est la représentation que nous en avons, et comme nous l'avons souligné
plus haut est purement intérieur. Sur cette réalité intérieure nous avons
théoriquement un grand pouvoir. Face à cette réalité intérieure, nous
sommes semblables à Wotan ! Et réciproquement Wotan peut bien être
considéré comme l'archétype de ce que nous sommes devant ce monde intérieur
qui est notre création. Le pouvoir absolu sur cet univers, nous le
possédons réellement. Et ce pouvoir nous est contesté par des règles qui
nous sont imposées, parce que nous les acceptons comme telles. Nous gardons
ce pouvoir tant que nous maîtrisons nos désirs, c'est-à-dire tant que nous
ne cherchons pas à projeter notre monde sur la réalité extérieure ;
autrement dit, imposer notre volonté.
Nous pouvons dominer de deux façons :
- en agissant physiquement sur le monde extérieur (plus précisément, sur la
partie de l'univers qui nous est accessible).
- en niant ou oubliant ce qui, dans l'univers n'est pas conforme à
l’image du monde que nous nous sommes construite.
Pour Wotan, et la plupart des hommes, il y a échec sur les deux plans. Et
l'être est alors conduit à vouloir détruire une partie du monde réel, ou la
totalité de son monde personnel, c'est-à-dire de lui-même.
Nous
ne retiendrons maintenant de Wotan, que l'idée d'un individu qu'un destin
exceptionnel a placé au-dessus des autres. Les conditions, les raisons, les
qualités propres à l'individu qui ont conduit celui-ci à jouer ce rôle,
sont toujours aussi mystérieuses que celles qui ont permis l'accession de
Wotan au pouvoir, si bien que sur ce plan il n'y pas de différences
sensibles. Rappelons que Wagner retient deux conditions d'accession du dieu
au pouvoir : le sacrifice de son œil gauche et l'acceptation de se
soumettre à sa propre loi qui, entre autres exige le respect des pactes,
quelle que soit leur nature, même ceux reposant sur une imposture. Nous
avons déjà souligné que le sens de la mutilation était ambigu, et que
Wotan, par deux fois avait joué sur cette ambiguïté. Dans le prologue du
Crépuscule des Dieux, il est question de tribut éternel, N'y voyons donc
que l'un des termes d'un contrat entre Wotan et une instance dont on
continuera à tout ignorer ! La seconde condition indique clairement que les
forces qui structurent l'univers dominé par Wotan, et qui dérivent des
runes agissent maintenant par leur seule vertu, c'est-à-dire, sans être
régulées par une puissance extérieure.
Anticipant
sur le prochain chapitre, nous allons nous livrer à une digression touchant
un domaine un peu particulier de la physique. Malgré le caractère peu
original et souvent exagérément réducteur d'une telle démarche, nous allons
identifier une communauté d'êtres vivants à un système physique.
Il existe un phénomène physique étonnant, que l'on commence seulement à
bien comprendre, celui de la transition ferromagnétique, sous-jacent au
magnétisme naturel de certaines substances - ou qu'elles acquièrent dans un
champ magnétique. Le phénomène est dû au spin de certains électrons des
atomes constituant le matériau.
Le spin est une grandeur vectorielle attachée à une particule qui est
apparentée à un moment de rotation, c'est-à-dire à quelque chose qui tourne
autour d'un axe, dans un sens ou dans l'autre. On représente généralement
le spin d'une particule par une flèche pointant dans une direction de
l'espace. Pour une particule donnée, il n'y a que deux possibilités, haut
ou bas . Dans une substance ferromagnétique l'orientation d'un spin agit
sur celui de ses voisins. Autrement dit, si localement une majorité de spin
pointent dans une direction déterminée ceux-ci vont influencer fortement
les autres et cela d'autan plus qu'ils sont nombreux, en créant, par
addition vectorielle des champs magnétiques locaux, qui de proche en proche
peuvent envahir des régions entières et donner lieu à des effets
macroscopiques. L'étude quantitative s'effectue dans un modèle dit de Ising
(à deux ou trois dimensions), où l'on quantifie l'action d'un spin sur ses
voisins immédiats, en négligeant les effets à distance. Le lien avec une
communauté humaine par exemple est immédiat ; chaque individu est identifié
à une particule porteuse d'un spin résumant sa personnalité... il subit
alors l'influence de ses voisins qui le contraignent à une orientation
conforme à la norme sociale. Toute transcendance est un champ extérieur
imposant une orientation déterminée.
A partir de ce schéma, on peut développer d'intéressantes analogies, dont
nous ne ferons que l'esquisse.
1) Le phénomène d'aimantation, donc d'orientation communautaire de spin
dans une direction privilégiée, disparaît avec la température - au-delà
d'une température critique -.
Ce qui correspondrait à une température sociale au-delà de laquelle
s'installerait l'anarchie.
2) L'alignement spontané, local de quelques spins peut entraîner ou non un
phénomène de grande ampleur ; à rapprocher de phénomènes sociaux localisés
qui faisant tache d'huile peuvent faire exploser une société et faire
triompher des idées révolutionnaires.
3) La société moderne se caractérise par une autonomie plus grande de
chaque individu. Des spins qui peuvent plus facilement changer de
direction, mais n'entraînant que des fluctuations locales d'équilibre, ce
qui donne finalement une plus grande stabilité globale.
4) Sortons maintenant du modèle purement physique. L'individu ne peut être
réduit à une simple composante de spin, - même si on dit fréquemment qu'il
n'est qu'un pion sur l'échiquier politique -.
A moins de donner un sens particulier aux deux déterminations possibles ;
l'une étant la dimension intérieure, l'autre la dimension sociale ;
L'individu peut soit s'intégrer socialement, donc s'aligner sur les autres,
soit se marginaliser, c'est-à-dire tourner le dos à la société.
Mais contrairement à la démocratie quantique où chaque individu pèse la
même chose, certains individus humains sont capables de créer autour d'eux
des champs tellement puissants qu'ils entraînent ceux qui les entourent à
s'aligner sur leur modèle de pensée. Le drame commence lorsque le dominant
ne supporte plus de se retrouver continuellement dans les autres, mais ne
supporte plus également de les voir différents, donc de les sentir
s'écarter de lui. Le dominant crée un champ de force qui lui permet
d'imposer aux autres l'orientation qu'il choisit, mais il tombe ainsi dans
son propre champ de force et se retrouve semblable aux autres alors que son
désir le plus profond était de se différencier des autres!
Ainsi ce que Wotan a forgé pour être l'instrument de sa liberté absolue se
transforme en redoutable piège où il se retrouve le plus aliéné de tous.

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